:^^f ^^^«r ■^(^^^. ¥^'^\ *' "'^ >-" ."^ ■fs.jf 'M %^:: -^ 'C ..-/ \ N 4. r H" -^\ A n- V .. > V ^-f^ .^ ^■■ I ^-<<^ï^^5 i^- h t./ « // a été imprimé 12 exemplaires nninerolés sur papier de Hollande Van deldei Discours académiques OUVRAGES DU MÊME AUTEUR LIBRAIRIE HACHETTE Etudes critiques sur l'Histoire de la littérature FRANÇAISE 6 Vol. L'Evolution des Genres dans l'Histoire de la litté- rature, t. I 1 vol. L'Evolution de la poésie lyrique en frange au xix*^ siècle 2 vol. Les Époques du Théâtre français i voL LIBRAIRIE CALMANN LÉVY Le Roman naturalisti; i voL Histoire et Littérature 3 vol. Questions et nouvelles Questions de critique. 2 vol. Essais et nouveaux Essais de Littérature conte.mpo- raine 2 vol. LIBRAIRIE DELAGRAVE Manuel de l'histoire de la Littérature française I vol. LIBRAIRIE FIRMIN DIDOT Science et Religion broch. La Moralité de la Doctrine Evolutive.... hroch. Education et Instruction broch. LIBRAIRIE PERRIN Après le Procès broch. Discours de combat, ^^ édition i vol. Sur les chemins de la Croyance {Bn prépa- rai 10 j?) I vol. FERDINAND BRUNETIÈRE DE l'académie française Discours académiques PARIS LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER PERRIN ET C'% LIBRAIRES-ÉDITEURS 5 5, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 3> I9OI Tous droits réservés DISCOURS DE RÉCEPTION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE 13 février 1894 Messieurs, Si la franchise était un jour bannie du reste de la terre, il serait beau pour vous qu'elle se retrou- vât dans les discours académiques. Je ne m'éton- nerai donc pas de me voir parmi vous, puisqu'on ne s'y voit point sans l'avoir demandé; je ne m'excu- serai pas de mon peu de mérite, j'aurais l'air de vouloir déprécier votre choix; et enfin, et surtout, je ne dissimulerai pas la satisfaction profonde que j'éprouve à vous remercier de l'honneur que vous m'avez fait en m'accueillant dans votre Compa- gnie. Vous représentez, en effet, Messieurs, le pouvoir de l'esprit ; vous êtes la tradition littt'raire vivante; et si la langue, la littérature, les chefs-d'œuvre de la prose et de la poésie d'un grand peuple expriment peut-être ce que son génie national a de plus inté- rieur et de plus universel à la fois, c'est vous qui, depuis plus de deux siècles passés, en ayant reçu le dépôt, l'avez, — de Corneille à Racine, de Bos- niscouKs ur: heckptjon suet à Voltaire, de Cliateanhiiaiid à llug'o, — reli- gieusement conservé, Iratisniis et enriciii. Le Français qui le dit irapj)reiid rien à l'étranger : je serais heureux (lu'il le rappelai à quelques Français qui l'ont trop oublié. Dans la faible mesure où le zèle et l'application d'un seul homme peuvent imiter de loin l'œuvre de tonte uiu; compagnie, me pardonnerez-vous, Messieurs, de dire que c'est ce que j'ai tâche' di; faire? 11 y a vingt ans bientôt que j'alfrontais pour la première fois la redoutable hospitalité de la Revue des Deux Mondes; il y en a tantôt dix que j'enseigne à l'Ecole Noi'male Supérieure; (!t. pro- fesseur ou critique, par la parole ou par la plume, c'est à fortifier la tradition; c'est à maintenir ses droits contre l'assaut tumultueux de la lïiodernité ; c'est à montrer ce que ses rides recouvrent d'éter- nelle jeunesse, que j'ai consacré tout ce que j'avais d'ardeur. Je serais assurément ingrat de ne pas témoigner aujourd'hui, puisque l'occasion s'en offre à moi, toute ma reconnaissance à ceux qui m'ont soutenu, aidé, encouragé dans cette lutte. J'ai du plaisir à proclamer bien haut ce que je dois au grand, au terrible vieillard qui, sans autre recommandation que celle de ma bonne volonté, m'ouvrit jadis l'accès de sa maison. Je n'en ai guère moins à remercier publiquement celui de vos confrères, le savant helléniste, l'élégant his- A l'académie française 5 torien de l'art oriental et grec, l'habile directeur de l'École Normale Supérieure, qui, sans me demander ni diplômes, ni titres, — ni boutons de cristal, — n'hésita pas à me confier la chaire autrefois illustrée par renseignement de Désiré Nisard et de Sainte-Beuve. Mais, ni lui, ni l'ombre de celui qui fut François Buloz ne m'en voudront si j'ose avouer que, de tant d'encoura- gements, ce sont encore les vôtres qui m'ont été le plus précieux, et si j'ajoute qu'en m'appelant parmi vous vos suffrages, Messieurs, m'ont seuls achevé de délivrer d'un doute qu'aux heures de lassitude je n'ai pu quelquefois m'empêcher d'éprouver. Non ! vous en êtes la preuve et les garants, il n'est donc pas vrai que le respect ou l'amour du passé ne se puisse allier à la curiosité du présent, comme au souci de l'avenir! et plu- tôt, s'il y a quelque chose d'insolemment barbare, c'est de prétendre, en cette vie si brève, ne dater, ne compter, ne relever que de nous-mêmes. Nos morts sont aussi de notre famille ; c'est leur sang qui coule dans nos veines; rien ne bat en nous qui ne nous vienne d'eux; et, pour ce motif, le progrès môme n'est possible que par la tradition. En dehors d'elle et sans elle, nous ne saurions bâtir qu'en l'air, dans les nuages, des cités idéales, mensongères, utopiques, aussitôt évanouies qu'en- trevues ou rêvées. Le passé n'est pas seulement 6 DISCOURS DE RÉCEPTION la poésie du présLMit, il en l'ail poul-ctre aussi la vie même! Et. c'est pourcjuoi, Messieurs, en tout temps, ce que nous devons d';d)ord à ceux (|iii viendront après nous, ce que nous devons à nos fils, pour les aider à continuer l'œuvre de l'huma- nité, c'est de leur l('guer, accru, si nous le pou- vons, mais intact en tout eus, le puliiinoiiii' (iiic nous avons nous-mêmes hérité de nos pèn's. Si je l'avais ignoré, vous me l'auriez api)ris; et si quelquefois, comme je h> disais, j'en ai Jailli dou- ter, c'est vous qui m'avez rassuré. J'ai rencontré de loin en loin dans le monde, je ne puis pas me flatter d'avoir beaucoup connu le galant homme, le spirituel écrivain, le hardi journaliste à qui j'ai l'honneur de succéder parmi vous. On ne l'abordait pas aisément,... et ses meilleurs amis ne m'ont-ils pas fait entendre que, si j'avais essayé de pénétrer dans sa familiarité, je ne l'eusse pas connu davantage? Mon âme a son secret, ma vie a son mystère ! M. John Lemoinne aimait à citer ce vers d'un sonnet célèbre, et, quand il le citait, sa physio- nomie mobile s'animait d'un sourire légèrement ironique. Grand admirateur et ami de Chateau- briand, avait-il, comme René, désiré les orages? les avait-il traversés peut-être? Quelles épreuves avait-il subies? celles de la passion? ou plutôt A L ACADÉMIE FRANÇAISE 7 celles du doute ? Personne au monde n'en a jamais rien su. Sa politesse un peu dédaigneuse arrêtait les questions sur les lèvres, et ses manières aris- tocratiques, — plus voisines de la brusquerie d'Alceste que de la condescendance universelle de Philinte, — eussent défié tranquillement l'interro- gante subtilité du plus adroit des interviewers... Causeur charmant, étincelant quand il le voulait bien, Dont il partait des traits, des éclairs et des foudres, M. John Lemoinne ne disait jamais qu'exacte- ment ce qu'il lui plaisait de dire, et, quand il l'avait dit, se retirant en soi, s'y enfermant et s'y taisant, les plus ingénieuses provocations ne l'en eussent pas fait sortir. Est-ce pour cela qu'ayant cherché dans son œuvre quelques renseignements sur lui, je n'y en ai pas découvert? Sans doute, ne livrant de lui- même que son esprit à ses amis, il n'aura cru devoir que ses opinions au public. Et, à cet égard, Messieurs, si les parallèles étaient encore à la mode, on ne saurait guère imaginer, bien que tous deux nourris dans la même maison, d'homme plus différent de son ami, confrère, et prédécesseur parmi vous : Jules Janin. Les lecteurs de Janin étaient ses confidents. Ce gros homme les entre- tenait volontiers de lui-même, étant, je crois, 8 DISCOURS DK UÉCKF'TION l'objcl qui l'intéressait le plus au monde; et, comme il en parlait, sinon sans quelque vanité, du moins avec rondeur, — vous vous rappelez, Messieurs, qu'il avait trouvé le rare secret de joindre ensemble la rondeur et la préciosité, — on le lisait... Je préfère, pour ma part, à la capri- cieuse exubérance du « prince des critiques » la discrétion de M. John Lemoinne. Né à Londres, pendant les Cent Jours, d'un père français et d'une mère anglaise, observerai-je là- dessus qu'il y avait dans son talent comme dans sa personne quelque chose d'éminemment britan- nique ? Oui ; si les Anglais ayant déjà tant d'autres monopoles, il ne m'était pénible de leur aban- donner encore celui de la discrétion ! Puisque aussi bien M. John Lemoinne, amené de bonne heure en France, y fit toutes ses études, au col- lège Stanislas, n'attribuerons-nous pas quelque chose à l'influence des maîtres ((ui dirigèrent sa jeunesse? Et puis, et surtout, Messieurs, ne faut- il pas nous souvenir que, si la race, le milieu, l'éducation peuvent rendre compte au besoin de ce qu'il y a de moins personnel en nous, de plus semblable aux autres, le génie au contraire, le talent, l'originalité mettent à s'en moquer une espèce de coquetterie? N'est-ce pas à Saint-Malo que, non loin de la chambre oià naquit Chateau- briand, on pourrait montrer le berceau de Lamen- A L ACADÉMIE FRANÇAISE 9 nais? Si de Dijon à Mâcou, je ne crois pas qu'il y ait trente lieues, la distance n'est-elle pas infinie de Lamartine à Piron? Et vous savez, dans notre histoire littéraire, — ou plutôt dans l'histoire de la pensée moderne, — quel est le nom du plus hrillant élève que les jésuites aient formé dans leur collège de Clermont ! Gens de goût avant tout, les bons Pères eux-mêmes ne parlent jamais sans quelque coupable complaisance de ce petit polis- son d'Arouet. Laissons donc à M. John Lemoinne le mérite entier des qualités que nous louons en lui, et, sans nous soucier d'en démêler les ori- gines, souhaitons. Messieurs, que sa discrétion, ou sa froideur même, trouvent toujours parmi nous quelques imitateurs. Car, comment s'expliquerait-on avec un peu de liberté sur les choses de son temps, et comment sur les hommes, si d'abord on n'opposait à l'en- vahissante familiarité des uns, comme à l'ordinaire banalité des autres, une défense que, dans l'affais- sement des mœurs contemporaines, je qualifierai tout simplement d'héroïque. Dure condition de la critique ! Mais, pour s'acquitter de sa tâche, elle ne saurait fréquenter en ville ; ou du moins, quand elle y fréquente, elle est obligée d'y porter un air de résistance que le monde prend volontiers pour de la mauvaise humeur. Et le monde a raison! mais la critique n'a pas tort. Le monde a raison. 10 DISCornS Di; HÉCIÎI'TION s'il n'est elTectivenicnt, lui, ([uiiuo association p(^m' 1(> luxe cl pour le plaisir; mais la critique n'a pas tort, si son devoir est en tout de discerner et de reconnaître sous la tromperie des apparences la vraie réalité des choses. I']t je veux bien, iMes- sieurs, qu'en raison de la malignité ti'O]) oi'dinaire à notre espèce il y ait peu de devoirs dont on s'acquitte plus allègrement. Mais ceux-là mêmes qui s'irritent le plus des libertés de la critique se sont-ils demandé quelquefois ce qu'ils lui doivent de reconnaissance, si c'est elle, en tout aussi, qui les empêche d'être dévorés, selon le beau mot d'Ernest Renan, « par la superstition et la crédu- lité »? Dehors pompeux, grands mots et grandes phrases, vain étalage de beaux sentiments, pré- jugés de toute sorte, conventions hypocrites, admi- rations mal placées, — dont le moindre inconvé- nient n'est pas de transporter à la médiocrité triomphante le prix naturel du mérite, — préfé- rences injustement, scandaleusement données aux Scudéri sur les Corneille, aux Voitui'e sur les Molière, aux Pradon sur les Racine, comme en général à ce qui passera sur ce qui doit durer, c'est tout cela. Messieurs, que la critique a pour mission de combattre sans trêve, sans ménagements ni complaisance, dans l'intérêt du talent lui-même, de la vérité, de la justice! et comment y réussi- rait-elle si, par son langage et par son attitude, A l'académie française 11 se séparant de ceux qu'elle doit juger, elle ne faisait de son isolement ou de sa prétendue « mau- vaise humeur », le moyen, la condition et la garantie de son impartialité? Ainsi pensait M. John Lemoinne... La chose du monde à laquelle il a toujours le plus fermement tenu, c'est son indéjMMidance. Il n'en a point fait j)arade, mais, sans alfectation, il a toujours, et de tous, exigé qu'on la respectât. Lui en a-t-il coûté, peut-être, le jour, — c'était à l'époque de la guerre d'Italie, — où, pour pouvoir plus librement défendre une politique qu'il croyait bonne, il se démit de l'honorable emploi d'où dépendait son existence? Je ne sais! Mais, plus tard, — à l'âge où nos habitudes obtiennent de nous tant de con- cessions, — ce ne fut assurément pas sans tris- tesse que, pour ne pas s'associer à une politique qui n'était plus la sienne, il sortit de cette grande maison du Journal des Débats. Il y était entré vers 1840, sous les auspices de Chateaubriand, après avoir complété son éducation de publiciste par un assez long séjour en Angleterre, et, depuis, dans les fonctions de confiance qu'il avait remplies auprès du très noble historien des Négociations relatives à la succession cfEspagne, M. Mignet, alors directeur des Archives au ministère des Affaires étrangères. Il écrivait en même temps dans la Revve des 12 DISCOLHIS DE RÉCKI'TION Dni.r Mondes, \\ laquolli^ i! devait collaborer pen- dant plus de vingt ans et même, pendant six mois, y rédig'er la chronique j)olitique. Parmi les articles qu'il y donna, j'en al remarque'^ de très intéressants, qui témoignent tous d'une connais- sance approfondie des choses d'Angleterre, et dont la forme humoristique n'a rien perdu de son agrément, ni de sa vivacité. Tels sont deux articles sur VHistoi?y' de la Caricatitre en Angleterre^ ou tel encore un article sur la Vie de Ihuniniel, ce roi des dandies, — qui naquit dans une arrière-bou- tiqu de pâtissier confiseur ; qui dut à son talent do mettre sa cravate l'amitié d'un prince de Galles ; et qui mourut à Caen, je ne sais dans ([uelle chambre d'hospice. D'autres articles, d'un autre ton, plus tendu, plus grave et plus éloquent, sur CfConnell et la jeune Irlande, ou sur la Vie des noirs en Amérique, — à l'occasion de la Case de r Oncle Tom, — respirent cet incompressible amour de la liberté qui semble avoir été la seule passion de M. John Lemoinne. <( Comme tous les grands problèmes de ce monde, s'écriait-il dans un de ces articles, daté de 1852, le problème de l'es- clavage sera résolu par le fer et le feu, et Spar- tacus ramassera encore son droit de cité dans la poussière et dans la cendre des batailles. C'est le prix de toutes les grandes initiations. » Je les préfère à meilleur marché ! Non moins remar- A L ACADÉMIE FRANÇAISE 13 quables, pour d'autres qualités, sont les travaux qu'il consacra, dans le môme recueil, à la rivalité des Anglais et des Russes dans l'Asie Centrale: grande question, pleine encore d'obscurités redou- tables, et dont il a bien vu, l'un des premiers chez nous, l'importance future. Bizarrerie des choses humaines 1 Tous ces articles étaient signés ; le nom de John Lemoinne s'y lisait en toutes lettres au bas de la dernière page ; ceux des Débats étaient anonymes; et c'étaient eux pourtant qui allaient faire la réputation de leur auteur ! Vous ne vous attendez pas. Messieurs, que je vous raconte, à ce propos, l'histoire du Journal des Débats^ et encore moins celle de la presse française depuis plus de cent ans. Trop vaste ou trop ambitieux pour moi, le dessein en passerait mes forces; et que serait-ce si, pour vous retracer l'étonnante fortune du '(quatrième pouvoir», j'essayais de remonter jusqu'à ses premiers com- mencements? Vive Renaudoi ! cet habile homme, le fondateur de la Gazette de France et l'inventeur des bureaux de placement ! Mais, à l'abri de ce nom fameux>, nos journalistes se sont eux-mêmes assez loués, l'an dernier, pour n'avoir pas besoin du tribut de mon admiration. Peut-être aussi que je les louerais mal. La presse a fait beaucoup de bien; elle en fait même tous les jours encore, et je commencerais par le déclarer. Je dirais d'elle 14 nisr.orns ni-; ri^;c.kption ce qu'Esope le IMiry^icn (lisnil de l;i laiij^iic à son maître Xanllms : ■< l-]li ! qu'y a-l-il de uicilleur que la langue? C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison : par elle on hàlit les villes et on les police, on ins- truit, on persuade, on l'ègne dans les assemblées... » On fait plus, Messieurs, et on fait mieux ! On inquiète l'égoïsme ; on dénonce l'injustice ; on nous rappelle au sentiment de la solidarité qui nous lie! La liberté de tout dire n'est-elle pas le plus sûr moyen que les hommes aient trouvé d'ôter à quelques-uns d'entre eux la licence de toutfaire? Mais, pour être sincère, j'ajouterais avec le fabuliste que la langue est aussi « la mère de tous les débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si l'on dit qu'elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui de l'erreur et, qui pis est, de la calomnie : par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses... » Et nos journalistes, qui ont bien plus d'esprit que Xanthus, ne s'en fâcheraient sans doute point : je ne me ferais pas une affaire avec eux pour cela! Ils me remercieraient encore, bien loin de m'en garder rancune, si je regrettais avec eux ce qu'ils dépensent quotidiennement, ce qu'ils dissipent, ce qu'ils gaspillent de verve, d'esprit, de talent inutiles. Combien de poètes, et d'auteurs drama- tiques, et de romanciers, la presse, depuis cin- A L ACADÉMIE FRANÇAISE 15 qiiante ans, n'a-t-elle pas dévorés ! Et quel reproche en effet lui pourrais-je adresser qui la flattât plus délicieusement? Mais si je prétendais lui contester le titre qu'elle s'arroge de représenter le pouvoir de l'esprit; si j'entreprenais de lui faire voir que toutes les idées dont nous vivons aujourd'hui, qui forment en quelque manière la suhstance de l'in- telligence contemporaine, nous étant venues des Kant et des Hegel, des Comte et des Darwin, des Claude Bernard et des Pasteur, des Taine et des Renan, la presse, après avoir souvent commencé par les railler, n'a rien fait, ou peu de chose, pour les répandre ou pour les développer; si je tentais entin de lui prouver que tous ses « organes » ensemble, et toutes ses forces conjurées, très capables, trop capables, de renverser un ministère, — et un gouvernement s'il le faut, — ne le sont pas , hélas ! d'empêcher la foule de déserter les théâtres pour courir aux cafés-concerts, oh ! alors, Messieurs, c'est alors que la guerre éclaterait... et à Dieu ne plaise que je la provoque ! Me per- mettrai-je d'insinuer seulement qu'au temps de M. John Lemoinne la presse n'était pas tout à fait ce qu'elle est aujourd'hui? Quoique ce soit bien de l'audace encore, on ne peut pas toujours reculer; et, en vérité, Messieurs, je croirais trahir la mémoire de mon prédécesseur si je n'insistais un '.moment sur ce point. 16 Discorns ue réception De son temps donc, pour devenir journaliste, il fallait quelque (Hude et d'assez longues prépara- tions, La connaissance de Thisloire, celle d'une ou deux langues étrangères, la connaissance des intérêts généraux de la politique européenne, une certaine expérience desliomnies, une inslruclion lit- téraire étendue, telles étaient les moindres qualités que réclamaient de leurs collaborateurs le journal d'Armand Carrel et celui des Bertin, le National et les Débats. Vous rappelez-vous Thistoire des débuts de Littré? Trois ans entiers, Messieurs, — je dis trois ans, — sous l'œil d'Armand Carrel, la besogne de cet helléniste, de ce philologue, de ce philosophe, de ce savant, fut à'extraire les journaux étrangers. Voilà sans doute un long apprentissage; et, en effet, on n'estimait pas alors, on ne s'était pas avisé que, de tous les dons du journaliste, le premier fût celui de l'improvi- sation ! Et comme on avait raison ! Car enfin, Messieurs, sait-on hien, lorsqu'on s'en vante, sait-on ce que c'est qu'improviser? Mais l'orateur même, dont il semble qui se soit le métier, n'improvise pas. Il improvise une réplique, il n'improvise pas un discours : Gicéron écrivait les siens, et nous avons les brouillons des Serinons de Bossuet ! Encore, quand on parle, et que l'on s'anime, l'expression du ton de la voix, l'éloquence physique du geste, A L ACADÉ.MIE FRANÇAISE 17 la circulation clémotion qui va do l'orateur à l'auditoire et de l'auditoire à l'orateur, peuvent- elles suppléer à l'insuffisance des mots, qui sont alors comme devinés avant qu'on les prononce, ou suscites au besoin par la sympathie du public. Mais dès que l'on écrit! Ah! quand on écrit, je crains que l'improvisation ne soit la déplorable, la redoutable, la détestable facilité de parler de tout sans rien avoir appris, et quelque question qui vienne à s'élever, — de politique ou d'histoire, de littérature ou d'art, de science ou d'administra- tion, d'hygiène ou de voirie, de droit ou de morale, de toilette, Messieurs, ou de cuisine ! — je crains que l'improvisation ne se réduise à l'art de donner le change, par un vain cliquetis de mots, sur l'étendue, la profondeur, l'universalité de notre ignorance î Est-ce bien là de quoi se vanter? Sed nos vera rcrum cnnisimiis vocabida: nous avons perdu les vrais noms des choses; et, ce qui est proprement le faible du journalisme, il fallait vivre de notre temps pour le voir lui- même s'en féliciter. Les journalistes n'improvisaient pas en 1840 ; mais, sachant que les moindres questions sont en quelque sorte infinies, ils se faisaient une spécialité d'en approfondir quelques-unes; et, avant de les traiter, on envoyait qui les étudiaient. M. John Lemoinne en fut un exemple. Quand on 18 DISCOURS Di: HKCEPllON le chargea de la <( corrcspondanco anglaise » avi Joî/nid/ lns (jni les distingue de tant d'écrivains ; et, quand il leur en échapperait encore davantage, vous le savez, Mes- sieurs, c'est le jargon moderne, dont vous vous efforcez d'arrêter les progrès menaçants, mais qui règne, — doit-on le dire? — à la tribune comme au barreau ; non seuhunent là, mais au théâtre, mais dans le roman, comme dans la presse même, et jusque dans la poésie. Màacs de Racine, fan- tômes errants de Lamartine et d'Hugo, que diriez- vous si vous pouviez parler? et où, dans quelle autre enceinte, vous réfugeriez-vous si je lisais ici quelques-uns de ces vers inégaux, polymorphes et invertébrés, qu'admirentaujourd'hui nosjeunes gens? Sur quelques poètes et quelques romanciers, — dont on serait tenté de croire qu'ils font con- sister le grand secret de l'art à n'être entendus que de la cabale, ou d'eux-mêmes, et d'eux seuls, — nos journalistes ont à tout le moins cet avan- tage d'être toujours tenus de se faire comprendre, et que le premier mérite qu'on exige d'eux c'est la clarté. Mais comment y réussissent-ils? de quelle ma- nière? à quel prix? et s'il leur faut trop souvent commencer par mettre leur langage au ton de celui de la foule ? ou, pour guider l'opinion, s'ils doivent en essuyer d'abord et en llatter les pires caprices, qu'y a-t-il de moins littéraire? Je les prie A l'académie française 21 de me bien cnlendre... Comme rorateur politique, c'est aux intérêts ou aux passions qu'il faut que le journaliste s'adresse ; et nos passions ou nos inté- rêts, mais surtout les moyens de les satisfaire, n'ayant rien que d'instable et de quotidiennement changeant, c'est ainsi que la presse est devenue l'esclave de Y actualité. Elle ne nous donne, et nous ne lui demandons que des informations. Si le vaudeville qu'on jouait hier n'est qu'une insigne platitude, nous voulons pourtant qu'on nous en parle, — afin de n'y pas aller voir, — et nous ne permettons pas que le feuilletoniste se dérobe en considérations sur le théâtre de Favart ou de Collé. Nous ne soutTrons pas que le chroniqueur nous fasse tort des moindres détails du crime ou du pro- cès dont la marquise, en son salon, n'est pas moins curieuse ou plutôt moins avide que la portière dans sa loge. ]\lais quels cris enfin ne pousserions- nous pas s'il tombait quelque part un ministère ou un fonds d'Etat, un 3 0/0, sans que notre journal eût l'air d'en rien savoir ? Pardonnez-moi, Messieurs, l'expression un peu familière : ce que nous demandons au journaliste, — son nom même l'indique, — c'est le , rélcmoiil niohilooii rolalil" des choses, voilà co qu'il s'agit pour lui (rallrapcr à la course, et de saisir comuie au vol, sans se préoccupf^r de savoir ce que le temps en conservera. L'écrivain, au contraire ! et comme si le spec- tacle apparent du monde, l'illusion de l'heure présente en masquaient pour lui le véritable sens, il les écarte, et ce qu'il y a de permanent au fond des choses, c'est ce qu'il essaie d'atteindre pour le fixer sous l'aspect de l'éternité. Poète ou roman- cier, dramaturge, historien ou critique, il ne lui suffit pas d'être le peintre ingénieux ou le spiri- tuel traducteur des mœurs et des idées du jour. 1! vise plus haut! il vise plus loin ! Et son ambition, de quelque nom qu'on l'appelle, — amour de l'idéal ou préoccupation de la postérité, souci de perpétuer son nom ou désir d'exceller, — sa véri- table ambition est de vaincre la mort et le temps. N'est-ce pas, Messieurs, ce que voulait dire un grand musicien, l'illustre confrère dont vous regrettez la perte toute récente, Charles Gounod, quand, ici même, aux jeunes prix de Rome, il adressait en votre nom ces belles paroles : « Ne tombez pas, leur disait-il, dans cette étrange et funeste méprise de confondre Vexistence avec la vie : bien que soudées l'une à l'autre par la loi créatrice, il n'y a pas deux notions au monde qui soient plus disparates. C'est le relatif, le fugitif A l'académie française 23 qui est le milieu propre de V existence : mais la vie ne se dilate et ne s'alimente que dans la ten- dance vers l'absolu... Souvenez-vous qu'on ne meurt que d'avoir préféré V existence à la vie. » Je ne pense pas, Messieurs, que vous me repre- niez de cette éloquente citation, si ce qui .^st vrai de la musique ne l'est pas moins, l'est presque plus de la littérature. On n'est un écrivain qu'à la condition de vouloir se survivre ; mais, pour se survivre, il faut que l'on commence par détacher sa pensée du présent, et soi-même se soustraire à la tyrannie de V actualité? Tant de livres qui naissent, mais qui meurent aussi tous les ans, n'en sont-ils pas la preuve? Oublieux des conditions et de l'objet de l'art d'écrire, l'auteur a confondu l'existence et la vie. Pour n'avoir voulu plaire qu'à ses contemporains, son succès ne dure pas au-delà de sa génération. Courtisan de la mode, son triomphe devient la matière de sa perte ; et qu'importe après cela le talent qu'il y a dépensé, si la mémoire ne saurait manquer de s'en évanouir avec celle de l'accident d'hier ou du scandale d'aujourd'hui ? Le reprocherons-nous à nos journalistes ? Mes- sieurs, ce serait s'armer contre eux de leur probité même et méconnaître, à vrai dire, les exigences de leur profession. Nous ne demandons pas à nos avocats de faire intervenir les choses 24 niscorns dk bécioption étonicllos dans iino action do bornage; ot, pourvu seulement qu'ils nous gagnent nos procès, est-ce que nous ne les tenons pas quittes de toute espèce de littérature? Si c'est un sacrifice pour eux, la nature môme des intérêts dont ils ont pris la charge en revêtant la robe, le réclame de leui' conscience. Les grands procès, les beaux i)rocès sont rares ! Et ainsi ce qui empêche l'éloquence du barreau d'être habituellement littéraire, c'est le sentiment même quelle a de ses devoirs. Il n'en va pas autrement de la presse. Elle est soumise kVaclifa- lifé comme à sa raison d'être ; la préoccupation de l'absolu la rendrait trop inattentive aux condi- tions de ce que j'appellerai son contrat avec nous; et, par exemple, selon le mot célèbre d'Emile de Girardin à Théophile Gautier, « le style gênerait l'abonné ». Des faits, encore des faits, des chiffres, des renseignements, des nouvelles, c'est ce que nous attendons de notre journal; et, si le meilleur a jadis été le mieux écrit ou le mieux pensé, ce ne sera plus à l'avenir que le mieux informé. Les petits télégraphistes, ou les demoiselles du télé- phone, suffiront alors à le rédiger, et un journa- liste, en ce temps-là, cachera soigneusement son talent, de peur qu'il ne lui nuise... Qu'est-ce à dire, Messieurs, sinon que, par des chemins eux- mêmes tout différents de ceux de la littérature, la presse, à chaque pas qu'elle fait vers son but, A l'académie française 25 s'éloigne de celui que l'artiste ou Fécrivain pro- posent à leur elTorl? et, s'il en est ainsi, pourquoi, dans quel intérêt, brouillerions-nous ensemble ce qu'il }• a de plus contradictoire, le souci du relatif et la préoccupation de l'absolu? Qu'il n'en ait pas toujours été ainsi, je le sais bien, Messieurs, et les genres littéraires, comme les espèces dans la nature, ne se difTérencient qu'avec le temps. Quand la presse française n'était pas encore grande fille, elle aimait, je le sais, à discuter ces questions de doctrine qui ne semblent plus guère intéresser aujourd'hui que quelques rares journalistes... D'adorateurs zélés à peine un petit nombre Ose des anciens temps nous retracer quelque ombre ! L'esprit de Benjamin (lonstant et celui de Mon- tesquieu régnaient encore alors dans la politique. Ils étaient quelques-uns qui ne voyaient rien, disaient-ils, de (( plus méprisable qu'un fait », et, à l'occasion d'une loi de finances, on invoquait la nécessité d' « étudier le génie des peuples ». On pensait par principes, et on agissait par maximes : on en avait du moins la prétention. Onavaitaussi, on avait surtout le goût des idées générales ; on s'efforçait de convertir son lecteur à celles que l'on s'était formées par l'expérience, par l'étude, par 26 DISCOURS DK HKC.KPTION l;i méditation; — cl toul cela, c'était encore, c'était vraiment de la littérature. Ce qui en était également, c'était de s'occuper des actes ou des œuvres plutôt que des personnes, et, — passez-moi le mot, qu'il faudra bien que vous insériez dans une prochaines édition de votre Dictionnaire^ — le reportage n'était pas né. La description du mobilier de Scribe ou l'hygiène de Victor Hugo ne faisait point une partie néces- saire du compte rendu des Biirgj'aces ou de la Camaraderie. C'était un tort, évidemment ; et la suite l'a bien prouvé ! De savoir ce que valent Jocelyn ou Indiana, Chatterton ou les Nuits, ce sont aujourd'hui questions secondaires, bonnes pour amuser quatre pédants entre eux, tenues d'ailleurs pour fort indiflerentes aux lecteurs de Musset et de Vigny, de George Sand et de Lamar- tine. Mais ce qu'il y a d'eux, ce qu'ils ont mis de leurs amours dans leurs vers ou dans leurs romans, le secret de leur confession; mais le vrai nom de Jocelyn ou du colonel Delmare ; mais les singu- larités, les manies et, s'il se peut, les ridicules de George Sand ou de Vigny : Voilà ce qui surprend, frappe, saisit, attache; voilà ce que réclame expressément le lecteur, et voilà comme on entend aujourd'hui les rapports A l'académie française 27 do la presse et de la littérature. Tne génération nouvelle a grandi, dont l'ardeur d'indiscrétion ne le cède qu'à son indifférence entière pour les idées. Semblables à cet orateur qui ne pensait pas, disaii-il, quand il ne parlait pas, ces jeunes gens ne pensent point quand ils n'interrogent point. Leurs victimes les fournissent de «copie», et ils y ajoutent les inexactitudes... C'est juste- ment ce qu'on appelle être bien informé. Est-ce qu'en essayant de définir ainsi quelques- uns des caractères qui distinguent le journalisme d'aujourd'hui de celui d'autrefois je me suis fort éloigné de M. John Lemoinne? Non, Messieurs; ou, du moins, je ne l'ai pas perdu de vue, et c'est d'après lui que j'ai tâché de peindre. C'est aussi d'après ceux de nos contemporains qui sont l'honneur de la presse française. Prompt et agile comme il était, capricieux, un peu fantasque même, quelque peu sceptique aussi, M. John Lemoinne était d'ailleurs trop habile, il était trop maître de son talent pour ne pas prohter de cette révolution du journalisme. Avec sou- plesse, avec prestesse, avec adresse, il en prit donc ce qu'il en fallait prendre. 11 allégea, il abrégea sa manière, si je puis ainsi dire; il la ramassa, il la concentra. Ce qu'il y avait en lui d'humoristique et de caustique perça sous l'air de gravité dont il l'avait enveloppé jusqu'alors ; et. 28 Disr.oriis ni" hécki'Tion comme aigiiillomir |);ir roxemple des |)liis liril- lanls lie ses jeunes confrères, il s'éleva })Ius d'une fois, dans ses dernières années, jus(ju'à l'imperii- nencc transcendante. Je n'aurais jamais osé carac- tériser ainsi son genre de talent si l'expression n'était de l'un de ses plus aimables collaborateui's! Mais il n'oublia pas que ce sont les idées qui gou- vernent le monde, et (jue, si Fart d'écrire consiste a savoir quelquefois aiguiser une piquante épi- ? gramme, il consiste, pour une plus grande part, à dégager des choses qui passent les leçons durables qui leur survivent. Aussi, sous l'agrément iro- nique de la forme, — et sous un air de légèreté, qui ne va pas quelquefois sans un peu d'aU'ecta- tion, — demeura-t-il toujours en lui du doctri- naire, comme il convenait à un ami deM. Guizot; et, Messieurs, vous ne me croiriez pas, c'est ici que je manquerais de franchise, si j'hésitais à l'en féliciter. Qui de nous n'a ses faiblesses? La mienne, l'une des miennes, a toujours été d'aimer les doctrinaires, et voyez quelle est mon indul- gence pour eux, si je leur pardonne, non seule- ment d'avoir eu des doctrines, et de les avoir bravement soutenues, mais encore d'en avoir changé, toutes les fois qu'ils en ont produit des raisons... doctrinales. Ne craignez pas, Messieurs, que j'entreprenne ici l'apologie de l'inconsistance. Lorsque tout A L ACADÉMIE FRANÇAISE 29 change aulour de nous, ce serait sans doute une étrange prétention que de nous obstiner dans une immobilité, d'ailleurs bien illusoire; et ce serait une plus étrange duperie que d'avoir vécu, tra- vaillé, réfléchi cinquante ans, pour être encore, sur le déclin de Tàge, le timide captif des préjugés de sa vingtième année ! Mais ce qu'il vaut mieux dire, comme étant moins paradoxal, c'est que, pour fonder une doctrine entière, il faut moins de principes qu'on ne le semble croire. Armé de son levier, le géomètre ne demandait qu'un point d'appui pour soulever le monde ; et, sur une seule pierre, combien de philosophes n'ont-ils pas bâti tout l'édifice de la métaphysique, de la morale, de la politique ! Uniquement tidèle à son amour de l'indépendance et de la liberté, si M. John Lemoinne les a toujours défendues l'une et l'autre, il a donc pu changer de tactique avec les circons- tances, on ne peut pas dire qu'il ait changé d'opi- nions. — Et pourquoi n'ajouterais-je pas que les gouvernements eux-mêmes ont changé parfois de conduite ! Si l'allié de la veille se trouve être alors l'adversaire du lendemain, est-ce bien lui qui a varié? Pas plus en vérité que si, ses ennemis adop- tant ses principes, il se trouvait être aujourd'hui le défenseur involontaire de ceux qu'il attaquait hier. Au milieu du siècle dernier, la France, long- temps ennemie de la maison d'Autriche, contracta, 30 DISCOURS i)K Hi5;r.r:i'T[Oi\ — beaucoup moins brusquement qu'on ne l'en- seigne dans nos histoires, — une (étroite alliance avec Marie-Thérèse, Fimpératrice-reino. L'opinion philosophique s'en montra scandalisée. Hien h)in pourtant de changer de politique, le cabinet de Versailles n'avait fait qu'adapter à un récent déplacement de l'équilibre européen ses principes traditionnels et presque deux fois séculaires. La morale qui juge la conduite des grands Etats ne peut-elle pas juger celle aussi des particuliers? C'est ce que je me demanderais. Messieurs, si je ne m'étais soigneusement abstenu de toucher à la politique dans cet éloge de mon prédécesseur. Il faut savoir s'accommoder aux temps ! « Le duc de Wellington, a-t-il écrit quelque part, avait com- battu toute sa vie l'émancipation des catholiques : quand elle fut devenue inévitable, non seulement il cessa de la combattre, mais il la proposa lui- même. » Les principes n'avaient point changé, mais les faits avaient marché. Je ne sache pas de meilleure excuse aux variations d'un homme d'État, ou plutôt, si ! j'en connais une meilleure; c'est quand ses variations, eussent-elles été plus graves que celles de M. John Lemoinne, ont tou- jours été parfaitement désintéressées. Ce fut encore un trait du caractère de M. John Lemoinne. Nul ne fut plus désintéressé ni ne com- posa plus dignement sa vie. Journaliste influent, A l'académie FRArvÇAlSE 31 mêlé, s'il l'eût voulu, aux plus grandes affaires, homme politique, de ceux dont tous les gouver- nements, à défaut de l'alliance, eussent recherché la neutralité, M. John Lemoinne, avec autant de sollicitude qu'on en voit d'autres courir après les occasions de fortune, sembla toujours les fuir ; — et il réussit à les éviter. Vous me permettrez de lui en savoir gré. Quelque dédain de la fortune, pourvu qu'il n'ait rien d'emphatique ni de fa- rouche, ne messiedpas à l'homme de lettres ; il lui va bien ; et j'aime assez que, dans un journaliste, le pouvoir de l'esprit, pur de tout alliage, ne rayonne que de son propre éclat. Certainement, il n'est pas mauvais, je trouve môme bon que, de loin en loin, quelques-uns d'entre nous donnent l'exemple... de la richesse. Je n'oublierai jamais que, du jour où Voltaire a pu rivaliser de luxe avec un fermier général et mettre aux genoux de « sa belle Emilie » quelque chose de plus que M. Turcaret aux pieds de sa baronne, de ce jour. Messieurs, une existence nouvelle a commencé pour l'homme de lettres, émancipé désormais de la protection du traitant ou de la tutelle môme du prince. On a compris, ce jour-là, que, s'il faut d'une certaine sorte d'esprit pour faire ses affaires, l'homme de lettres, n'en était pas nécessairement incapable; et c'est depuis lors que le pouvoir de l'intelligence a vraiment balancé dans l'estime 32 DISCOUHS DE IIÉCKI'TION publique celui de la naissance et celui do l'argont. Grâces en soient rendues! comme à Vollaire lui- même, à tous les écrivains qui, pour maintenir parmi nous cet heureux éiiuilihi'c, si U(''C('ssair(^ à tout le monde, ont imité son ordre et son écono- mie! Mais ne devons-nous pasaussi quelque recon- naissance aux autres, à tous ceux qui ne se sont souciés ni de richesses, ni d(? places; qui se seraient crus en vérité moins libres, s'ils s'étaient mis dans la dépendance de leur propre fortune ; qui n'ont enlin voulu devoir qu'à eux-mêmes, à eux seuls, toute leur considéralion ; et leur cxemph:^ n'a-t-il pas bien son prix? Tel fut M. JohnLemoinne, et vous. Messieurs, qui l'avez connu, vous savez si je dis vrai quand je loue son désintéressement, mais surtout, vous savez, si je IVn avais moins loué, quel tort j'eusse fait à sa mémoire. Vous rappellerai-je en terminant, et, — quelque tentation que j'en eusse, — m'appartient-il de vous rappeler l'intérêt qu'il prenait aux travaux de l'Académie? Ce que du moins je puis dire, c'est qu'il aimait passionnément sa langue. Il ne pou- vait se consoler, je le cite en propres termes, « que les temps fussent passés où, quand deux hommes de nations différentes se rencontraient, c'était en français qu'ils parlaient pour s'en- tendre ». Il se plaignait, avec un sentiment de patriotique amertume, que « de plus en plus A l'académie française 33 l'humaiulé pensât et parlât en anglais ». Il saltli- geait enfin de voir poindre le jour où la langue française, — c'est toujours lui qui parle, — aurait à jamais perdu « l'empire, la papauté, la monar- chie de la parole et de l'écriture ». Retenons, Mes- sieurs, ces fortes expressions, et admirons la sin- cérité de son inquiétude. Mais je ne saurais partager ses craintes, et je ne saurais surtout consentir avec lui que « la langue dans laquelle les hommes pourront parler le plus longtemps, le plus souvent, tous les jours, sera celle qui linirapar vaincre et monter sur le trône ». Non! la fortune littéraire d'une langue, et de la nôtre en particulier, ne dépend pas du nombre des hommes qui la parlent, quand il y en a d'ailleurs la moitié qui l'écorchent. Elle dépend, elle dépen- dra, dans l'avenir comme dans le passé, du nombre, de la nature, de l'importance des vérités que ses grands écrivains lui auront contiées. D'autres langues peuvent donc avoir d'autres qualités : l'anglais, si l'on veut, ou l'espagnol, qui n'est guère moins répandu dans le monde; et d'autres langues, d'une autre famille, comme le chinois, peuvent être parlées par plusieurs centaines de millions d'hommes. Mais, depuis plus de quatre cents ans, si nos grands écrivains ont fait du fran- çais la langue la plus logique^ la plus claire, la plus transparente que les hommes aient jamais 3 34 DISCOIUS DE RÉnKPTION parlée; s'ils ont iviissi à nidlro en v\\{\ do façon qu'on no l'on puisse ùlcr sans docliiruro ou muti- lation, je no sais quelle vertu sociale; et si l'on pourrait dire qu'avant décriro pour eux-mêmes ou pour leurs comi)atrioles, ils ont ôcrit ])our l'iiunia- nité, nous n'avons pas à craindre qu'ils périssent; ni que notre langue, supplantée par une autre dans les usages du commerce ou de la banque, le soit dans l'échange ou dans la communication des idées; ni queles liommes cessent doTapprondre, aussi longtemps qu'ils continuerontd'avoir quelque conscience de l'œuvre commune, obscure et loin- taine à laquelle ils travaillent ensemble. Le vrai Rodrigue, la vraie Chimène, les seuls, seront toujours ceux de Corneille ; la vraie Phèdre toujours celle de Racine; et qui voudra prendre une vue pers- pective de l'histoire de l'humanité, c'est toujours à nous, n'en douions pas, ]\lessieurs, qu'il la demandera, c'est au Discours sur l histoire univer- selle^ c'est à VEsprit des lois, c'est à VEssai sur les mœurs. L'unique danger que je redouterais, ce serait donc que notre langue, mal informée de sa propre fortune, en vînt à méconnaître un jour les vraies raisons de son universalité. Oui ; si nos écrivains, enragés de modernité, prétendaient rompre sans retour avec une tradition plus de quatre fois sécu- laire et consacrée par tant de chefs-d'œuvre! s'ils A l'académie française 35 songeaient moins dans leurs écrits aux intérêts de l'humanité qu'à eux-mêmes, et s'ils mettaient les conseils de leur amour-propre au-dessus de la vérité; s'ils s'évertuaient enfin à poursuivre une originalité décevante, qui ne s'atteint guère en français qu'aux dépens de la clarté, oui, je conviens qu'alors nous serions au hasard de perdre notre ancien empire, et, pour avoir voulu parler alle- mand ou norvégien dans la langue de Voltaire et de Bossue t, de Lamartine et de Racine, de Chateaubriand et de George Sand, nous aurions compromis en môme temps l'influence et l'action nécessaires du génie français dans le monde. Nos jeunes gens le veulent-ils? et, s'ils ne le veulent pas, comment ne voient-ils pas que c'est le prix dont nous paierons certainement leur funeste dédain du passé? Mais vous êtes là. Messieurs, pour défendre et sauver les écrivains d'eux-mêmes. Institués en effet, parce grand Cardinal, — dont je suis heureux de ramener dans un discours académique l'éloge autrefois obligatoire, — institués etcomme paten- tés, « pour rendre le langage français non seule- ment élégant, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences », et le faire ainsi succéder dans la royauté du latin, vous n'avez pas failli, depuis votre première origine, à cette noble tâche. Pour la remplir, vous vous êtes gardés d'imiter 36 Disconts \)\-: hkchition a l'académik françmsk tant (Taiilres compagnies, — (jiir l'on ponr- rait nonimor, — inortos pr(^s(|uc on naissant de n'avoir prétondu lornioi- (|uc des sociétés do gens de lettres. Vous avez au contraire libéralement accueilli parmi vous, poui- les faire concourir ensemble au perfectionnement de la vie civile, toutes les forces sociales. Les grands seigneurs, dans vos assemblées, ont discuté le sens des mots de Politesse... et d' hidrpmdance... avec le fils du notaire Arouot ou celui du grefiier Ijoileau. Vous avez tenu à honneur d'associer à vos travaux dos princes môme de l'Église. Et ainsi, sans que vous y eussiez songé peut-être, par un elTet du cours insensible des choses, l'égalité académique a été la première que la France ait connue! C'est ce qui m'a donné, Messieurs, la hardiesse de solliciter vos suffrages; c'est ce qui me rend presque aussi lier, comme citoyen, que comme homme de lettres, de les avoir obtenus; et c'est en travaillant pour ma modeste part à la grande œuvre qui est la vôiro que je m'efforcerai de justifier l'honneur de votre choix. II DISCOURS POUR LA DISTRIBUTION DES PRIX DU LYCÉE LAKANAL 31 juillet 1804 Mes cher s amis, Vous venez d'entendre d'excellents, de généreux et d'éloquents conseils. Ceux d'entre vous qui assis- taient hier à la distribution des prix du Concours général n'en ont entendu ni de moins généreux, ni de moins éloquents, — ni de très diflerents. Si ce sont un peu les mêmes sur lesquelsje vais insis- ter à mon tour, je ne m'en excuserai point. Puisque nous faisons tous les mômes expériences, il faut bien après tout que nous finissions par en tirer les mômes leçons; l'humanité ne vit pas de paradoxes; et la dernière crainte que doivent res- sentir ceux qui pensent que la parole est une forme de l'action, c'est la crainte de se répéter. Vous allez entrer dans la vie, et votre curiosité, provoquée par le nombre et la diversité des objets que lui proposera le spectacle du monde, va vou- loir d'abord tout connaître et tout éprouver. Rien de plus naturel! Mais, en courant ainsi de décou- 40 UlSConiS l'HONONC.K LIi 31 .IIJIM.ET 1894 verte en décoiiverle, (léreudcz-vous des sédiiclioiis du dilcltaiilisme ; irallez pas croire que la vie, que la science, que larl môme nous aient été don- nés uniquement pour en jouir; et tùchez de com- prendre le plus de choses que vous pourrez, mais, au plaisir de les comprendre, ne sacrifiez jamais l'obligation de les juger. Car il est bien possible, — et vous l'entendrez assez dire, — que d'un point de vue très élevé, mais d'ailleurs inaccessible à notre infirmit»', du point de vue de Saturne ou de Jupiter, de Sirius ou d'Aldébaran, tous nos plai- sirs comme toutes nos opinions se valent; et je consens que toutes nos vérités, destinées à périr avec nous, ne soient que la projection de nos rêves dans Tinfini de l'espace et du temps; mais, ce qui n'est pas moins certain, ce qui l'est môme davan- tage, c'est que nous sommes hommes ; et, pour cette raison, toutes nos œuvres comme tous nos actes ne sauraient ôtre considf'n's que du point de vue de la Terre et de l'humanité. C'est de ce point de vue, mes amis, que le dilettantisme aquelque chose de dangereux, d'immoral ou de criminel môme. Oui, sans doute, on le croirait d'abord inof- fensif; et, en effet, de s'intéresser presque égale- ment atout, d'en cueillir négligemment la fleur, de la respirer, d'en parfumer son existence, qu'y a-t-il de plus élégant? Beautés de la nature, plai- sirs légers du monde, singularités de l'histoire ou A LA DISTRIBUTION DES PRIX DU LYCÉE LAKANAL 41 de la psychologie, joies austères de la science, voluptés plus sensuelles de l'art, qu'y a-t-il de plus intelligent ou de plus intellectuel, quedelesvou- loir goûter tour à tour ou ensemble? Etcelui-là ne serait-il pas un barbare, en vérité, qui prétendrait nous l'interdire, un fanatique ou un « bourgeois »? C'est la suprême injure, vous le savez,. qu'aujour- d'hui comme il y a cinquante ans les dilettantes nous lancent; et, ce que c'est qu'un bourgeois pour eux, vous le savez sans doute aussi? Un bourgeois est un homme qui distingue ses plaisirs. Quelle n'est pas cependant leur erreur, si cette distinction qu'ils refusent de faire est le fonde- ment inébranlable de toute esthétique et de toute moralité 1 Je ne vous parle pas des plaisirs gros- siers qui nous rappellent, comme ceux du manger ou du boire, à la bassesse de notre origine. Mais, — vos maîtres vous l'ont appris, — vous n'avez pas le droit, pour une foule déraisons, nous n'avons pas le droit de prendre le môme plaisir auxinepties qui se hurlent dans nos cafés-concerts et aux chefs-d'œuvre du génie de Lamartine et d'Hugo. S'il y a de prétendues formes de l'art qui n'en soient que la dérision, comme le vaudeville ou comme la caricature, nous nous jugeons nous-mêmes quand nous égalons les Labiche aux Molière. Nous ne nous jugeons pas seulement, nous tra- hissons le goût, quand nous en prenons la dépra- 42 niscouRS rnoNONc.É i.k 31 juili.et 1894 valion [XMirlo i-ariincnionl. Mais, coinnic quelques- uns, (|uan(l uousuouscomposons, — avec la faiblesse ou l'ignorance (Je uos semblables, avec leurs souf- frances ou leur corruption, — je ne sais quelles voluptés plus savantes, plus subtiles et plus irri- tantes, alors, mes amis, faites-y bien attention, c(i n'est })lus seulement de goût que nous man([uons, c'est de cœur! Nous éveillons alors le Lovelace ou le Néron qui sommeille au fond de tout dilettante. Et nous manquons enfin d'humanité, quand, uni- quement soucieux de nos plaisirs, — fussent-ils même de l'espèce lapins haute, — nous nous fai- sons insolemment le tout, ou pour mieux dire le centre et l'ombilic du monde. Là en effet est le grand danger. Le dilettantisme n'est qu'un nom plus spécieux dont on masque habilement l'égoïsme intellectuel. Vous le verrez bientôt : le monde est plein de gens qui croient que leur intelligence ou leur science leur ont été données pour eux ; pour en user au gré de leurs caprices, quand ce n'est pas dans l'intérêt des plus vulgaires ambitions; pour s'en servir comme d'une arme offensive dans ce qu'ils appellent le combat de la vie. Je ne sache guère de pire erreur, dont les conséquences menacent d'être plus funestes ; ou plutôt, si vous cherchez les causes du désordre moral dont nous soulTrons depuis plus d'un siècle, c'est là que vous les trouverez, dans cette apothéose A LA DISTRIBUTION DES PRIX DU LYCÉE LAKANAL 43 de Tindividii; et, si votre fortune veut un jour que vous en triomphiez, je vous le signale, voilà l'ennemi ! Pour le vaincre, vous vous souviendrez, en tra- vaillant à vous perfectionner vous-même, que « l'humanité se compose en tout temps, selon le beau mot du philosophe, de plus de morts que de vivants' »; et que, pour ce motif, à tous ceux qui nous ont précédés, qui nous ont faits ce que nous sommes, dont le sang coule encore dans nos veines, nous devons le pieux hommage de notre reconnais- sance... et de notre modestie. 0 morts illustres! morts vénérés, morts aimés, qui vous reposez des agitations de la vie dans la paix de la gloire ou dans le calme profond du néant, nous ne vous oublierons pas ! ni vous, morts plus obscurs et et quelquefois plus chéris, dont la lâche,, moins éclatante, n'a pas été moins utile, si vous avez d'âge en âge comme renouvelé la continuité de la famille et de la patrie! Nous respecterons en vous la mémoire du passé ; nous ne croirons pas être les seuls hommes ; nous ne nous moquerons pas imprudemment de vos préjugés; nous ne nous imaginerons pas que l'originalité consiste à diffé- rer de la tradition ; nous comprendrons qu'elle ne s'y ajoute, pour la modiiier, qu'à la condition de 1. Auguste Comte. 44 D1S(:0URS l>nO>ONCK LE 31 .IIII,I,F. T IXOi s'en engendrer; nous no (li!a|)i(lei"ons pas le |)alri- moine que nous Iciions de vous ! Mais en vivant avec voire souvenir el en repassant votre longue liisloire, nous songerons de ([uel j)rix vous avez payé louL ce qui fait l'honneur, la parur*; el Tor- gueil de notre civilisalion ! Nous songerons aussi que c'est peu de chose qu'un homme en compa- raison de l'humanité. Et nosich'es alors, mais sur- tout nos opinions, n'auront pins poumons rim|)oi'- tance que, dans la joie première de la découverte, nous étions tentés de leur attribuer. Nous ne nous croirons plus la mesure de toutes choses. Nous nous rendrons compte que, personne n'élant exclu de la recherche de la vérité, personne donc aussi ne saurait en revendiquer le monopole ou la propriété. Mancipio nulJi datur, sed omnibus usu. Nous n'en sommes que les usufruitiers, mais le domaine en appartient à l'humanité tout entière, et nous ne le détenons que pour l'améliorer. C'est encore pourquoi nous sommes également comptables, à tous ceuxqui nous entourent, de l'em- ploi de nos forces et de notre intelligence. Nous ne sommes pas nés pour nous, mais pour la société ; et, avant d'être nos maîtres, nous sommes les ser- viteurs de la patrie et de l'humanité. L'homme de A LA DISTRIBUTION DES PRIX DU LYCÉE LAKANAL 45 la nature n'est vraiment qu'une fiction, c'est l'iiomme social seul qui existe ; et ce qu'il y a de plus humain en lui, c'est justement ce qui le dis- tingue, ce qui le sépare, ce qui l'isole de la nature. Quand l'égoïsme serait donc la loi de la nature entière, il ne la serait pas pour cela de l'huma- nité. Si la guerre de tous contre tous était, comme on l'a cru, la condition normale de l'animalilé, c'est pour cette raison même qu'elle ne saurait être la nôtre. Et, si la faiblesse est partout ailleurs opprimée par la force, nous n'avons développé l'institution sociale que pour fonder le droit de la faiblesse. Aussi, toutes les fois que nous abusons de notre intelligence, manquons-nous à la loi de notre espèce, et nous en abusons toutes les fois que nous n'en usons que dans notre intérêt. « La société humaine est, en effet, fondée sur le don mutuel ou sur le sacrifice de l'homme à l'homme, ou de chaque homme à tous les hommes, et le dévouement est l'essence de toute vraie société ^. » A mesure que nous comprenons donc, ou que nous savons plus de choses, et qu'ainsi nous dis- posons d'un pouvoir plus étendu, ce ne sont pas nos droits qui augmentent, ce sont nos obligations. Bien loin, comme ils le croient, d'être investis d'un privilège qui les dispenserait du devoir commun 1. Lamennais. 40 i)isc(»nts puoNONcÉ Li: ai ,ii im.ei' is'jt dos aulrcs lioninies, l'arlislc ou le savaiil sont tonus envers la S(3ciété d'un devoir plus étroit. Dépositaires, ou, si je l'ose ainsi dire, consigna- laires de la science et de l'art, ils ne peuvent pas les détourner de leur destination naturelle, qui est de libérer riiomnie des tyrannies de la nature ou d'étendre et de fortifier les liens de la solida- l'ilé qui nous lie. I^]l quiconque l'i^^uore ou le méconnaîl, il |)eut hien être un peinti'e ou un poète habile et savant, un profond pliilolog-ue ou un chimiste illustre, que sais-je encore? mais croyez, mes amis, qu'il n'est pas un grand esprit, ni une âme généreuse, — ni peut-être seulement un homme. Si nous nous devons à nos contemporains, ai-je besoin d'ajouter maintenant que nous ne nous devons pas moins à ceux qui viendront après nous? et malheureusement, c'est ce que l'on oublie trop souvent de nos jours. Où en serions-nous cepen- dant si nos pères, uniquement préoccupés de la culture de leur Moi, n'avaient hypothéqué, pour ainsi dire, à l'avenir le meilleur de leur intel- ligence et de leur activité ? « Souviens-toi, écri- vait une mère à son lils, que, depuis le com- mencement du monde, ceux qui n'ont travaillé que pour leur propre renommée ou leur propre ambition sont des hommes qui ont fait un emploi coupable de leurs grandes qualités. Ceux qui n'ont A LA DISIRII5UTI0N DES PRIX DU LYCÉE LAKANAL 47 songé qu'à leurs plaisirs sont des brutes. » Rete- nons, mes amis, ces fortes paroles, et formons- nous-en comme une règle de la vie. Quel est le père qui ne travaille pas à écarter du chemin de ses enfants les obstacles contre lesquels il a failli se briser lui-même, et dont le rêve ne soit, en leur rendant la tâche plus facile, de la leur rendre en même temps plus noble, plus dégagée de la matière, plus conforme à sa destination? Mes arrière-neveux me devront cet ombrage, disait le vieillard de la fable ; et, en effet, qui sème un gland, il le sait bien, ce n'est pas lui qui verra le chêne s'épanouir un jour dans l'orgueil de sa frondaison ! Ainsi nous faut-il user de l'intelligence et de la science, pour contribuer a leur propre pro- grès, non à notre fortune, et — sans nous llatter d'espérances qui ne sauraient convenir à la médio- crité de notre nature — pour épargner à ceux qui nous suivront quelques-unes de nos épreuves, de nos erreurs ou de nos fautes. Les générations passent, mais l'humanité demeure, ou plutôt c'est à elle qu'appartient la réalité de l'existence, et nous ne vivons, à vrai dire, que pour en assurer la continuité. Quand vous l'aurez bien compris, mes amis, vous aurez triomphé de cette indillerence que j'entends 48 DISC.Ollî.S l>K()NONCÉ LK 31 .Hll.LET 1894 jjnrlois i-cproclicr à l;i joiinossc conleinporaine. Dans le désarroi dos doctrines cl dans la confusion des idées, vous ne savez, dit-on, où vous jtrendro, à qui croire, ni à quoi; — et je suis sur que l'on vous calomnie! (^cux-lù seuls manquent de loi qui se sont enfermés en eux-mêmes, et le scepticisme n'est en ell'et que Taboutissement logique de l'égoïsme intellectuel. On finit inévitablement par ne plus croire à rien, quand on s'est fait un jeu d'abord, puis un vice de ne croire qu'en soi. Vous ne seriez pas de votre âge si vous en étiez déjà là. Mais que croirez-vous? Car enfin, ni nous ne croyons comme nous le voulons, ni nous ne croyons ce que nous voulons, mais seulement ce que nous pouvons! Je réponds que c'est ce qui n'est pas prouvé : que notre foi ne soit pas dans notre dépendance; et peut-être sommes-nous les maîtres de notre croyance dans la mesure exacte oîi nous le sommes de notre volonté. Ainsi du moins l'ont pensé un Pascal ou un Kant. Mais, si nous n'avions pas le courage de les suivre, qui donc a décidé qu'en cessant d'exprimer l'adhésion du fidèle aux enseignements de la religion, les mots de croyance et de foi, comme une écorce creuse, se videraient brusquement de toute espèce de sens et de vertu ? Ce qu'à Dieu ne plaise ! Quand nous ne croirions plus ni à la religion, ni à la philosophie, ni même à la science, il reste- A LA DISTRIBUTION DES PRIX DU LYCÉE LAKANAL 49 rait encore que, n'ayant en notre puissance ni le commencement, ni le terme de notre existence, nous serions toujours obligés de croire à quelque chose qui nous dépasse. Nous sommes environ- nés de mystère, et, au-dedans même de nous, rien ne se passe qui s'explique de soi. Qu'est-ce que la vie? qu'est-ce que la mort? Nous ne le savons pas, nous ne le saurons jamais ; et c'en est assez pour nous assurer que, notre existence n'ayant pas en elle sa raison d'être, ou son sens, n'y saurait donc avoir ni son objet, ni sa fin, ni sa règle. Cette métaphysique vous paraît-elle cependant trop haute, ou trop douteuse, ou trop arbitraire encore? Contentons-nous donc, en ce cas, des cer- titudes que nous donne l'histoire, et, si d'autres hommes nous ont précédés, si d'autres hommes nous suivront ; si toute une part de nous-mêmes n'est en nous que l'héritage d'un long passé ; si nous n'existons que dans la société; si chacun de nous a besoin pour développer sa personnalité du secours ou du concours de tous les autres hommes ; si nous sentons confusément l'avenir se préparer en nous, que faut-il davantage? Puisqu'il n'en faut pas plus pour nous révéler en nous autre chose que nous-mêmes, il n'en faut pas plus pour nous arracher au culte de nous-mêmes; et hœc est Victo- ria, quse viîicii mundiim, fides nostra. La véritable foi, celle qui vaincra l'égoïsme et qui nous com- 4 50 DlSCOl'RS PUONONCK I.I^ 'M M'WA.V.T IHOl miiniqiiera la fièvre généreuse de l'action, c'est la foi (Je l'individu dans les destinées de respôce; et (|iioi que les sc'ei)tiques en disent, n'est-il pas vrai (pie ici pass(' nous est ici garant de l'avenij'? Car ils n'ont pas eu d'autre loi, les grands peuples qui remplissent l'histoire, ni tant de grands hommes (jui demeurent les héros de l'hu- manité! Ce ne sont pas leurs dieux, ce n'est pas leur Bacchus ou leur Aphrodite, ce n'est point Apollon ni Minerve qui ont instruit les (irccs « à regarder leur famille comme une partie d'un plus grand corps, qui était le corps de l'Etat », ou « la patrie, comme une mère commune, à qui ils ap- partenaient plus encore qu'à leurs parents*; » et, au contraire, vous le savez, le plus sage de leurs philosophes est celui qu'ils ont fait ou laissé périr comme en étant le plus impie. Ce ne sont pas leurs dieux qui ont guidé les Romains à la con- quête du monde, ni qui leur ont dicté leurs codes; mais, du fond de leur Italie, pour étendre invin- ciblement la domination de leurs armes jusqu'aux extrémités de l'univers connu, ils n'ont pas eu besoin d'une autre foi que celle qu'ils avaient mise dans la grandeur de leurs destinées. Quels autres exemples vous rappellerai-je encore? Celui de la Révolution française, dont on a si bien dit 1. Bossuet, A LA DISTRIBUTION DES PRIX DU LYCEE LAKANAL 51 qu'étant sortie tout entière des doctrines de l'^n- cyclopédie son caractère le moins extraordinaire n'était pas d'avoir agi, de s'être propagée dans le monde à la façon d'une révolution religieuse ? ou l'exemple de Napoléon, le plus agissant de tous les hommes, et assurément le moins curieux qu'il y ait eu de nos fins dernières, le plus dégagé, je ne dis pas de toute croyance, mais de toute préoccupation philosophique? Croyons donc ce que nous pouvons, mais croyons quelque chose, puisque nous savons, puisque vous voyez qu'il n'en faut pas davantage pour agir. A défaut dune autre croyance, faisons-nous une foi de ce besoin d'action qui est la loi même de l'humanité, puis- qu'à vrai dire l'inaction et la mort ne sont au fond qu'une môme chose. N'en obscurcissons pas l'évidence d'une métaphysique inutile,... et je ne sais, après cela, si, comme on vous le promettait, et comme je le souhaiterais, je ne sais Si le siècle qui vient verra de grandes choses, mais nous n'aurons du moins démérité ni de nos maîtres, ni de la France, ni de rhumanité. III DlSCOIjRS POUR L'INAUGURATION DE LA STATUE DE JOACHIM DU BELLAY A ANCENIS 2 septembre 1894 Messieurs, Si j'ai d'abord accepté, avec empressement et avec reconnaissance, de venir ici, dans son pays natal, célébrer avec vous la mémoire du poète mélancolique et charmant des Regrets, j'en ai eu, ■ — sans parler du plaisir de répondre à l'honneur que vous me faisiez, — bien des raisons et de plus d'une sorte, mais aucune de plus décisive ni, dans le temps où nous sommes, de plus pressante que la nécessité de défendre, pour ma modeste part, contre les attaques dont on voit qu'ils sont trop fréquemment l'objet, les érudits, les écrivains et les poètes de la Renaissance. On les a longtemps méconnus ; et peut-être vous souvient-il en quels termes rhonnète Boileau, dans son Art poétique, a parlé de Ronsard, qu'au surplus je doute, entre nous, qu'il eût jamais lu. Mais voici maintenant qu'on les accuse, en mettant le génie français à l'école de l'antiquité, de l'avoir détourné de ses voies prétendues nationales. S'ils n'ont pas eux- 56 niSCOLRS POl R L INArOl'RATION DE LA STATUE mêmes, et pour cause, rt'di^o les progrumuies de notre baccalauréat, on leur reproche, avec leur indiscrète admiralion de Virgile et d'Homère, d'en avoir inspiré les auteurs. Et il n'est pas enfin jusqu'à leur palriotisme que l'on n'incrimine obli- quement, pour avoir osé préférer leurs Olive et leurs Pasithée, leurs Cassandre et leurs Hélène, aux Guibourc de nos C/icaiso/is de Gcstr et aux Yseult de nos Romans de la Table ronde. Moi qui leur en sais gré, je ne pouvais donc. Messieurs, saisir une meilleure occasion de le dire que celle que vous m'offriez ; et vous me pardonnerez, je l'espère, l'entière franchise de cet aveu. Du Bellay n'y perdra rien, si peut-être même il n'y gagne! Notre secret désir à tous n'est-il pas, en effet, d'at- tacher notre nom, pour l'en rendre inséparable, à quelque œuvre plus grande ou plus durable que nous? Et je ne sache pas dans l'histoire entière de notre littérature, avant le romantisme, de révolution, ou d'évolution plus considérable que celle dont l'auteur de la Défense et Illustration de la langue française a été, avec Ronsard, l'initiateur et le guide. Je ne vous raconterai pas. Messieurs, l'histoire de votre Du Bellay; ce serait presque de l'imper- tinence; et vous la connaissez assurément mieux que moi. Vous savez que sa destinée fut mélanco- lique entre toutes, et qu'aucune de ces fées bien- DE JOACHIM DU liELLAY 57 faisantes qui président à la naissance des élus du bonheur ne s'inclina sur son bcrcean d'enfant. Non ! en vérité, aucune étoile ce jour-là ne dansait au-dessus du château de Lire! Orphelin de père et de mère; durement ou négligemment élevé par un frère; cousin éloigné, parent pauvre de ces Du Bellay dont on vous disait tout à l'heure qu'ils ont rempli le siècle du bruit de leur nom, le sien ne lui servit qu'à rendre encore plus insupportables, plus humiliantes pour son jeune orgueil, l'étroi- tesse de sa fortune et la médiocrité de sa condi- tion. C'est un lourd fardeau qu'un grand nom, quand dans l'héritage paternel on n'a pas trouvé de quoi le soutenir; et Du Bellay l'éprouva. La maladie survint alors, qui le cloua deux années entières sur un lit de douleurs ; et, lorsqu'il se releva, s'il avait pu rêver, lui aussi, comme un bon gentilhomme, de la gloire des armes, c'était fini! la surdité l'avait condamné pour toujours à se renfermer en lui-même. C'est sur ces entrefaites qu'il rencontra Bonsard dans une hôtellerie de Poitiers. Eloigné de la diplomatie comme Du Bellay de la guerre, — par la même infirmité, — Bonsard avait à peu près le même âge; il avait les mêmes goûts; il nourris- sait intérieurement la même ardeur de gloire et d'immortalité. Les deux jeunes gens se plurent. Le plus mondain ou le plus expérimenté des 58 DISCOLHS POLK L I N ACC.L'15 ATION DE LA STATIK deux, — c'était lionsard, — ontraîiia l'aulro ; l't'iilova j)r('S(jii(>, jioui' ainsi dire; lui persuada de l'accompagnera Paris et l'introduisit dans la savante maison de Lazare de Baïf. On y étudiait passionnément le grec; et Dorai en personne, l'illustre Dorât, l'enseignait au lils de ce grand personnage. Puis, quand Dorât fut nommé prin- cipal du collège de Coqueret, ses élèves l'y sui- virent et s'y internèrent avec lui pour achever leur éducation. La Pléiade était constituée; il ne lui restait plus, pour justifier tout à fait son nom, qu'à s'adjoindre encore deux ou trois asti'es de moindre importance ; et ce fut pour les provoquer en quelque sorte à luire dans le ciel de l'art que Ronsard et Du Bellay lancèrent la Défense et Illus- tration de la langue française, — leur « mani- feste )', leur déclaration de guerre à l'école marotique, leur Préface de Cromwell. On a dit de ce livre qu'il marquait une époque dans l'histoire de la littérature française, et on a eu raison. J'en connais les défauts, que je crois même avoir signalés quelque part : c'est un livre du xvi' siècle, etc'est un livre de jeune homme; il est confus et déclamatoire. Mais quoi! la déclama- tion, qui estun défautdela vingtième année, n'est- elle pas souvent aussi, je ne dis pas toujours, le naïf témoignage de la sincérité de la conviction? Aucun sceptique ne déclama jamais! Et pour un DE JOACHIM DU BELLAY 59 peu (le confusion qu'on remarque dans la Défense, si le bouillonnement des idées, qui voudraient sortir toutes à la fois, y obstrue le passage même qu'elles cherchent à se frayer, le dessein de l'au- teur n'en est pas pour cela moins clair, ni sa triple ambition moins évidente — et moins généreuse, lia voulu fonder la critique en France; et, dès 1550, un demi-siècle avant Malherbe, cent ans avant l'auteur des Satires, aux admirations de complaisance ou de commande qu'on affectait tout autour de lui pour les « épisseries' » des poètes de cour, il a voulu substituer une manière de louange qui ne dépendit plus du goût intéressé d'un prince ou du caprice d'une jolie femme, mais de la connaissance des lois éternelles de l'art. Les générations passent, mais la beauté demeure; et on le savait peut-être avant Du Bellay, mais on lavait certainement oublié. Il a voulu autre chose encore. Passionnément épris des modèles antiques, et sen- tant bien que sa langue maternelle était capable de plus de grâce, et de majesté surtout, que n'en lais- saient soupçonner les épigrammcs ordurières ou les épîtres prosaïques de Marot, il a voulu qu'on s'efforçât, tous ensemble, d'en égaler la gloire et la réputation dans le monde à celle du latin ou du grec. Il en a même indiqué quelques-uns des 1. C'est sous ce terme de mépris qu'il enveloppe les « ron- deaux, ballades, virelais, chants royaux et chansons ». 60 DISCOURS rorn i. i.n aimuration nie i.a statik moyoïis. I']l poMo CMifiii dans l'àme, il a vouliil tirer la porsic française de 1 "ornière oili Ton peut dire (|ue depuis ccnl cinquante ou deux cents ans elle se traînait. Car, en vérité, Messieurs, n'allez pas le dire h Gahors, mais connaissez-vous rien de moins poétique au monde que les chefs-d'œuvre du génie de Marot? S'il y a bien les Lunetles des Princes, nous sommes trop près de Nantes pour que je vous parle ici de Meschinot. Noire Du Bel- lay se formait de la poésie une autres ich-e, plus haute, plus noble, plus difficile à atteindre aussi, et, — pour cette raison même, pour cette raison seule, — une idée dont il faudrait encore admirer et louer la noblesse quand il n'aurait pas tout à fait réussi à la réaliser. Mais n'y a-t-il pas réussi? Et dirons-nous, comme on l'a fait, qu'en dépit d(; son Olive et de ses Poèmes lyriques, sa Défense demeure son titre principal à l'admiration et à la reconnaissance de la postérité? Messieurs, vous savez le contraire! Il a connu ses forces; il a laissé, j'en conviens, l'ode pindarique à son ami Ronsard. 11 n'a pas abordé non plus le «long poème français », le poème épique; et je ne puis quele féliciter d'avoir abandonné VAlaric ou la Pncelle aux Scudéri et aux Chapelain de l'avenir. Il s'en est remis à l'im- patient Jodelle du soin d'adapter la tragédie antique, non pas même à la scène, mais aux DE JOACHIM DU BELLAY 61 exigences de Tesprit français. Et si peut-être, — car il avait l'esprit fin et subtil, — oui, s'il s'était rendu compte que ni notre langue n'était assez faite encore, assez maîtresse de toutes ses ressources ; ni la personnalité du poète assez riche, assez complexe, assez souple alors; ni l'expérience et l'analyse morale assez étendues ou assez délicates j)our suffire à ces genres plus élevés et vraiment souverains, je n'en serais pas étonné! Nous devions attendre, vous le savez, jusqu'au siècle où nous sommes pour avoir, en français, nos Pindare, je veux dire nos Hugo, nos Lamartine, nos Vigny. Mais il n'y en a pas moins de beaux sonnets dans son Olive, ce poème qu'il écrivait à l'imitation de la Délie de Maurice Scève et du Chansonnier de Pétrarque. Comme il n'était pas lui-même de com- plexion très amoureuse, il n'y en a pas de volup- tueux ou de sensuels, tels qu'on en trouve, — et de si nombreux, et si hardis, — dans les Amours de Ronsard. Si le bon Joachim a vraiment aimé M'^* de Viole, c'est de loin, comme on aime... quand oh n'aime guère, et qu'à la beauté de celle que l'on chante on préfère l'agrément des choses ([ue l'on en dit. Mais, toujours élégants, quelques- uns des sonnets de Y Olive sont parfaitement nobles : Si notre vie est moins qu'une journée En réternel ; si l'an qui fait le tour 02 DISCOUnS POIÎR I.'lNAL'C.rit ATION DE LA STATUE .^l C'hassc nos jours sans espoir de retour ; Si périssable est toute chose née ; Qu"espères-tu, mon ûme emprisonnée ? Pourquoi te plaît l'obscur de notre jour, Si pour voler en un plus clair séjour Tu as au dos l'aile bien empennée? Là est le bien que tout esprit désire, l.à le repos où tout le monde aspire. Là est l'aniour, là le plaisir encore ! Là, ô mon àme, au plus haut ciel guidée, Tu y pourras reconnaître l'idée De la beauté qu'en ce monde j'adore. )b Il faut bien le savoir, il faut le dire et le redire, I depuis que Fon faisait des vers en notre langue, > personne encore, Messieurs, n'en avait fait de semblables; et je ne crains pas d'ajouter que, depuis Du Bellay, Lamartine seul, sur le même thème, dans le môme sentiment, en a fait de plus beaux ^ N'y a-t-il pas encore de beaux cris dans les Odes : Qui suivra la divine Muse « Qui tant sut Achille extoller? ' Oîi est celui qui tant s'abuse Que de cuider encor voler, 1. Comparer Y Isolement : Là je m'enivrerais à la source où j'aspire, Là je retrouverais et l'espoir et l'amour, -m Et ce bien idéal que toute âme désire, M Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour ! 1 DE JOACIIIM DU BELLAY 63 Où par régions inconnues Le cygne thébain, si souvent, Dessous lui regarda les nues Porté sur les ailes du vent ? Et plus loin : Quel siècle éteindra ta mémoire, O Boccace ? et quels durs hivers Pourront jamais sécher la gloire, Pétrarque, de les lauriers verts?... Mais déjà, dans cette pièce qui est intitulée : lyécrire en sa langue, — et qu'il a écrite pour confirmer Tune des leçons de la Défense, — Du liellay, avec une modestie qui rhonore, s'exhorte lui-môme à rabattre quelque chose de ses pre- mières ambitions. S'il a bien le coup d'aile et le premier essor, il a compris qu'il ne saurait planer ui très haut, ni très longtemps. La vigueur et le s(juftle lui manquent. De délicates impressions, profondément senties, et finement, spirituellement rendues : une mélancolie douce, oij parfois se mêle un peu d'amertume et de mépris des hommes et de la vie; un vif sentiment de la fragilité, de la brièveté, de l'intimité des choses, voilà, Mes- sieurs, ce qui le caractérise, voilà son domaine, et voilà ce qui fait de ses Regrets le recueil de vers le plus personnel, — et le plus lyrique en ce 04 Disr.oriis porn i, in viniRATioN de la statue sens — que le xvi' siècle nous ait laissr. C.\m est aussi le plus moderne, le plus voisin de nous, et Sainte-Beuve, par exemple, quand il s'apj)elait encore Jose|)h Delorme, n'aurait-il i)as pu signer celte lin de sonnet? Je me plains à mes vers, si j'ai quelque regret. Je me ris avec eux, je leur dis mon secret, Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires. Aussi ne veux-je tant les peigner et friser Et de plus braves noms ne les veux déguiser Que de papiers journaux ou bien de commentaires. Plus de pindarisme ici, vous le voyez, plus de pétrarquisme ! Rien de plus simple et de plus familier. Rien qu'un homme qui se parle à lui- même, et qui ne se soucie plus de nous étonner ou de se faire admirer, mais uniquement d'être sincère : Ceux qui fout tant de plaintes N'ont pas le quart d'une vraie amitié, Et n'ont pas tant de peine la moitié, Comme leurs yeux pour nous faire pitié Jettent de larmes feintes. Qu'est-ce à dire, Messieurs, et que s'était-il donc passé? Reniait-il sa Df^fense? avait-il abjuré les enthousiasmes de sa jeunesse? Non; mais il avait fallu vivre, et, pour vivre, il avait accepté, DE JOACHIM DU BELLAY 65 dans la maison de son puissant parent le Cardinal, on ne sait quelles fonctions qui tenaient moins du service d'un cousin que de l'assujettissement d'un premier domestique. La nécessité avait incliné son orgueil. H avait suivi le Cardinal à Rome; et, sans doute, il était trop artiste, trop (Tudit aussi, pour n'avoir pas d'abord senti la grandeur de la Ville Eternelle : Telle que dans son char la Bérécynthienne Couronnée de tours, et joyeuse d"avoir Enfanté tant de Dieux, telle se faisait voir En ses jours plus heureux cette ville ancienne ; Cette ville qui fut, plus que la Phrygienne, Foisonnante en enfants, et de qui le pouvoir Fut le pouvoir du monde, et ne se peut revoir Pareille à sa grandeur, grandeur sinon la sienne. Mais il n'y avait trouvé rien de grand que les ruines. Observée de plus près, et comme au jour le jour, l'âme italienne lui avait paru singulière- ment inégale a l'idée qu'il s'en était formée jadis, à travers la lecture de Pétrarque et des anciens. L'esprit de satire s'était éveillé ou réveillé chez lui, et, pour railler, ou pour se venger de ses dégoûts, il avait retrouvé la verve qui lui avait naguère inspiré quelques-unes des pages les plus piquantes de sa Défense. Vous vous souvenez que ce lyrique est le premier de nos satiriques. Rome, 60 DlSCOrUS POUH I. INAICTR ATIOX ni; LA STATUE la Cour poiitificalo, la vio l'omaine, et bioiilol môme Tltalic tout eiilioro lui ('lai(Mi[: dovemios presque odieuses : Maudit soit mille fois le hoi-g-iie de Libye, Qui le cœur des rochers perçant de part en part Des Alpes renversa le naturel rempart Pour ouvrir le chemin de France en Italie ! Mars n'eut empoisonné d'une éternelle envie Le cœur de rH]spag'nol et du Français soldard, Et tant de gens de bien ne seraient en hasard De venir ici perdre et l'honneur et la vie ! Ne sont-ce pas là des paroles hien amères! un anathème dont la violence étonne! Et quand Du Bellay, dans ses vers latins, nous dira qu'il a connu la tentation du suicide, ne serons-nous pas disposés à l'en croire"? S'il avait emporté quelques illusions, l'une après l'autre il les avait perdues. Mais qui perd tout, s'il est vraiment poète, il se reste à lui-même, et n'ayant plus le cœur A suivre d'Apollon la trace non commune, encore peut-il chanter sa tristesse; et, puisque, comme le dira le moraliste, « chacun de nous porte en soi la forme de l'humaine condition », pourquoi sa plainte ne trouverait-elle pas en tout homme un écho ? DE JOACHIM DU BELLAY 6î Ainsi, Messieurs, sont nés les Regrets; ainsi, pendant trois ans, comme d'une source vive, sont- ils sortis du cœur du poète ; ainsi ont-ils créé dans notre langue ce que nous avons appelé depuis lors la poésie intime. Panjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps? Je songe au lendemain, j'ai soin de la dépense Qui se fait chacun jour, et si faut que je pense A rendre, sans argent, cent créditeurs contens. Je vais, je viens, je cours, je ne perds point de temps, Je courtise un banquier, je prends argent d'avance, Quand j'ai dépêché l'un, un autre recommence; Et ne fais pas le quart de ce que je prétends. Qui me présente un compte, une lettre, un mémoire, Qui me dit que demain est jour de Consistoire, Qui me rompt le cerveau de cent propos divers. Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie. Avecque tout cela, dis, Panjas, je te prie. Ne t'ébahis-tu pas comment je fais des vers? Si tels vers tout à l'heure nous rappelaient Sainte-Beuve; si je ne serais pas embarrassé de vous en citer que vous croiriez être de Musset; n'est-ce pas à l'auteur des Intimités et des Humbles que ceux-ci nous feraient penser maintenant'? 1. Où sont les doux plaisirs qu'au soir, sous la nuit brune, Les Muses me donnaient, alors qu'en liberté. Dessus le vert tapis d'un rivage écarté. Je les menais danser aux rayons de la lune! 68 DISC(»UUS POIK L INAUGURATION DK F. A STAILE Et le prosaïsme appart'iil n'en est-il [)as relev(' précisément de lu même manière j)ar la justesse pillores(Hie du trait ? j)ar l'ironie lé^^ère qui le souligne? par la sincérité de l'émotion, euliu, que l'on sent (\\ù circule dans le sonnet tout entier ? Discrète et couteniu> dans ceux de ses lietjrrfs où Du Bellay ne parle que de lui, cette émotion se déborde quand il sent bien <[u'en même tem|)s que de lui, dans ses j)lus beaux sonnets, c'est de nous tous aussi qu'il parle, et pour nous tous : Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ! Ou comme celui-là qui conquit la Toison Et puis est retourné plein d'usage et raison Vivre entre ses parents le reste de son âge! Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, Qui m'est une province et beaucoup davantage? Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux Que des palais romains le front audacieux ; Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine. Pbis mon l.oyre gaulois que le Tibre latin, Plus mou petit Lire que le mont Palatin, Et plus que l'air marin la douceur angevine. DE JOACHIM du BELLAY 69 Qui ne connaît ces vers célèbres? Et qui de vous, Messieurs, ne les sait assurément par cœur? Mais comment aurais-je pu m'abstenir de les citer, s'il n'en est pas dans son œuvre entière qui carac- térisent mieux la physionomie du poète ; si nulle part on n'en saurait mieux éprouver le charme pénétrant que sous ce ciel, en face de ce paysage, sur les bords de ce fleuve de Loire ; si vous songez aussi combien sont rares en notre langue les poètes qui nont pas rougi, pour ainsi dire, de leur pro- vince, et qui n'ont pas cru que la poésie fût, ni dût être uniquement article de Paris! Et que derétlexions ne suggèrent-ils pas? Hélas! c'est donc la fin de toutes choses, et, après avoir parcouru l'univers pour la satisfaction d'une inu- tile curiosité, le dernier vœu que nous formions, c'est de revenir mourir au gîte ! On avait ouvert, comme Du Bellay, sa voile toute grande au vent de l'espérance, et on était parti pour la fortune et pour la gloire ! Italiam^ Italiam ! on avait rêvé d'horizons infinis et de conquêtes sans limites! On s'était flatté d'entrer en vainqueur dans (( cette superbe cité romaine »; on devait piller, pour en faire l'ornement de ses propres autels, « les sacrés trésors de ce temple delphique » ; et voici que tout se termine à reconnaître qu'on eût mieux fait de ne jamais quitter «le clos de sa pauvre 70 Discorns l'OL'iî L IN \r(;iiî \ iioN i>i: i-\ sTATrK maison»! On iivail allccir' le (Irilaiii des humbles \\o ce inomlc; on siMait liraNcinciil rv\-'\r : Rien ne me plaît, hors ce qui peut déplaire Au jugement du rude populaire; et, maintenant, voici qu'aux sublimités de l^in- dare et qu'aux raffinements du pélrarquisme on préfère la chanson d'un vanneur de blé dans la plaine! C'est qu'en elfet, et lieureusement, de quelque indifférence et de quelque détachement que nous osions quelquefois nous vanter, nous tenons à notre sol natal par des liens plus forts que nous ne le croyons; et, pour nous l'apprendre, si nous l'ignorions, il nous suflit d'avoir essayé, comme Du Bellay, de les briser. Dans cette Rome, qu'il s'était représentée si belle, et comme au sein môme des splendeurs de l'ilalie de la Renaissance, Joachim Du Bellay n'a souffert de rien tant, — ni du contact des Italiens, ni des caprices de son cardinal, ni de la médiocrité de sa fortune, ni de la ruine de ses espérances, — que du mal sacré du pays; et, s'il a d'autres titres de gloire, il n'en a pas de plus français à notre reconnaissance. Car, permettez-moi de vous le rappeler, ce n'est pas son Anjou seulement, son «petit Lire», son « Loyre gaulois», qu'il a regrett(' dans Rome; c'est la France, la France tout entière; et, Bre- tons ou Provençaux, d'une frontière à l'autre de DE JOACHIM DU BELLAY la patrie commune, son appel désespéré ne reten- tit-il pas encore dans tous les cœurs : France, mère des arts, des armes et des lois, Tu m'as nourri longtemps du lait de ta mamelle. Ores, comme un enfant que sa nourrice appelle, Je remplis de ton nom les antres et les bois. Si tu m'as, pour enfant, avoué quelquefois. Que ne me réponds-tu, maintenant, ô cruelle ! France, France, réponds à ma triste querelle ; Mais nul, sinon Echo, ne répond k ma voix ! Entre les loups cruels j'erre parmi les plaines. Je sens venir l'hiver de qui la froide haleine D'une tremblante horreur fait hérisser ma peau. Las ! les autres agneaux n'ont faute de pâture. Ils ne craignent le vent, le loup, ni la froidure; Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau! Dirai-je, Messieurs, qu'on éprouve quelque honte ou quelque remords même à songer que l'appel ne fut pas entendu? Ni la cour ne fit rien pour Du Bellay, — pour le mettre à l'abri du vent, du loup, delà froidure, — ni personne même, quand son Cardinal, effrayé de la publication des Regrets, en exigea comme une espèce de rétractation ou de désaveu, ne défendit le pauvre poète contre la pusillanimité de son puissant patron. En vérité, la fortune s'acharnait contre lui ! On avait fait de 72 Disr.orns l'orn i. iNArauRATiON dk la statue Marot, jadis, une i"aç:oii do personnage : on laissa Du Bellay se morfondre dans quelque bas emploi d'l']glise, cl les railleries qu'il s'était permises contre Rome lui coûtèrent la sécurité de ses der- nières années. Mécontent des hommes, lassé d'espé- rer contre l'espérance, fatigué de la vie même, il ne lui restait plus qu'à mourir ; et on aime à penser que malade et souffreteux comme il était, il envisagea le terme inévitable avec moins d'an- goisse que de soulagement. La mort clémente l'enleva brusquement, le 1'"" janvier 1560 : il n'avait pas tout à fait trente-cinq ans. Ses contemporains ne lui firent pas même l'hom- mage d'une tombe, et nous ignorons oiî ses cendres reposent. Mais vous lui avez élevé cette statue, pour qu'il ne fût pas dit qu'on ne savait en quel lieu de la France honorer publiquement la mémoire de l'homme qui fit le premier entrer dans l'usage de la langue le beau mot de Patrie ; et je ne doute pas que ce monument ne devienne pour les poètes pieux un but accoutumé de pèlerinage. Il ne leur rappellera que de nobles, que de pures, que de hautes idées, et l'émulation qu'il entretiendra chez eux ne sera pas celle de se singulariser, mais, au contraire, de vivre, comme du Bellay, de la vie de tout le monde, et de ne consacrer leur talent qu'à l'ennoblir dans ce qu'elle a de plus ordinaire et de plus familier. Je connais plus d'un monu- DE JOACHI.M DU BELLAY 73 ment et plus d'une statue dont je n'en saurais dire autant. Les souvenirs qu'évoquera la contemplation de cette image méditative suffiront alors pour répondre à tous ceux qui s'efforcent de nous persuader que la Renaissance aurait comme étouffé, dans la France de Ronsard et de Du Bellay, la conscience du génie national. Non ! Messieurs, — et tous deux ils en sont un exemple, — nous n'avons pas désap- pris le français à l'école de la Grèce ou de Rome ; nous n'avons pas renié nos origines; nous n'avons pas rompu, mais plutôt nous avons renoué la chaîne de la tradition ! On leur reproche d'avoir voulu se faire une âme grecque ou romaine. Mais, à vrai dire, vous venez de le voir, ce n'était là qu'une manière de parler, et non pas un but, ou une fin, mais plutôt un moyen qu'ils proposaient à leur ambition. Leur tentative, uniquement littéraire, n'a été que de détourner la poésie française d'une ten- dance à la vulgarité, qui n'est, je pense, essentielle ni au génie français, ni à la notion de la poésie. Si le sentiment ou l'idée même de l'art, si le sens de la forme nous étaient demeurés comme étran- gers jusqu'alors, ils ont conçu le noble projet de nous les communiquer, puisqu'ils l'avaient eux- mêmes, et n'en voyant pas de plus sûr chemin ni de plus direct que l'imitation, l'étude, et lintel- li Disc.orns l'oin i. ixAidi i; \ i ion i»i; i.a siaii !•; liL:('iU'(> (les iiiodrlcs ;mli(|ii('s, ils Toiil doiic pris. Il leur a paru ([uCn r(mi[)aruis()n de Pindaro maître Clénionl rampait à terre, ser/x'/xil liiuni tiilns^ ol, tromant que la langue de Virjj,ile (Hait plus pure, plus liai'iuouieuse, plus pleine aussi de pensée que celle de Guillaume Crétin ', ils ont cru (jue leur français n'était incapable ni de la dou- ceur virgilienne, ni de la sublimité piudari(|ue, et ils ont essayé de surprendre les secrets des maîtres. Le personnage d'amuseur public ou de boud'on de cour que jouaient autour d'elix les poètes, — quand ce n'était pas celui d'entremetteur d'amour, — leur a semblé comme une dérision de la poésie même; et, sur la foi des anciens, ils ont donc essayé de lui rendre ce (ju'elle avait eu jadis parmi les hommes de noblesse et de dignité. Mais vous l'avez vu, par l'exemple de Du Bellay, dès qu'ils ont cru qu'ils possédaient les secrets essen- tiels de leur art, ils sont redevenus des hommes de leur temps, et c'est à l'expression des idées de leur temps qu'ils ont consacré toutes les ressources de leur expérience. Ronsard n'a rien écrit de plus éloquent que ses Discours siir les ?nisères de son temps, et c'est en se faisant lui-môme, autant que 1. C'est le « vieil poète françois» que Rabelais a ridiculisé sous le nom de Raminagrobis, et dont il a iunuortalisé au moins un rondeau : Pri'nez-la, ne la prenez pas ; Si vous la prenez, c'esl bien fait, etc. DE JOACHIM DU BELLAY 75 l'ouvrier, la matière de ses Regrets, que Du Bellay a trouvé son chef-d'œuvre. Disons-le donc hautement, et ne Toublions pas. Ni l'originalité ne saurait consister dans une igno- rance volontaire de ce qui nous a précédés, ni l'esprit national dans le béat contentement de soi- même, ni le patriotisme enfin dans un aveugle- ment systématique à tout ce qui se fait en dehors de nos propres frontières. C'est ce que nous ont appris les hommes de la Renaissance, en général, et c'est de quoi nous ne les remercierons jamais trop. Mais les poètes ont fait quelque chose de plus : ils ont fixé pour nous la définition même ou la notion delà poésie, de telle sorte, Messieurs, que, si leurs vers tombaient jamais dans l'oubli, le souvenir de leur œuvre ne périrait pas pour cela, ni la mémoire de l'impulsion secrète qu'ils ont comme imprimée à toute notre poésie. Car c'est vraiment eux, aune heure décisive de notre histoire, qui lui ont indiqué son vrai but, sa vraie route, qui ont orienté notre marche dans le sens de nos aptitudes les plus hautes; et ainsi non seulement nous leur devons une part de notre gloire, — si tous nos classiques, y compris Boileau lui-même, ont plus ou moins été leurs disciples, — mais, en outre, et depuis trois cents ans, toutes les fois qu'en France la poésie s'est approchée de la prose, c'est en s'éloignant de l'idée que s'en étaient for- 76 DlSC.OriiS POIB L INAUdUHATlON I)i: l-A STATUK méo Ronsard et Du Hcllay, comme au contraire, c'est en s'elTorganl de l'atteindre que nous l'avons vue réaliser ses chefs-d'œuvre. Il y a quelque chose de Ronsard jusque dans la poésie de nos Leconte de Liste et de nos Ileredia, comme il y a quelque chose de celle de Du Bellay dans les vers de Sully Prudhomme et de François Goppée. Et je ne sais ce que penserait de cet éloge le poète des Regrets^ mais je suis bien sûr que je n'en saurais adresser de plus mérité ni de plus agréable à l'ombre de celui qui, dans sa Défense de la langue française^ sonna la charge et le triomphe de la grande poé- sie sur ce qui n'en avait été jusqu'alors que la caricature. IV DISCOURS POUR L'INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE DE CLAUDE BERNARD A LYON •28 octobre 1894 Messieurs, Soucieuse, ou jalouse avant tout, de rendre à Claude Bernard un hommage qui fut également digne de lui. et d'elle, ce n'est pas d'abord à moi que rAcad('mie française en avait voulu confier le périlleux honneur, et je pense qu'elle ne me repro- chera pas de trahir le secret de ses délibérations si je vous apprends que c'était à mon savant et illustre confrère : M. Joseph Bertrand. Personne assurément n'eût mieux loué Claude Bernard que l'auteur de tant de beaux Éloges, eux-mêmes devenus classiques ; et, croyez bien, Messieurs, qu'en osant prendre ici la parole à sa place nul ne sait mieux que moi ce que vous y perdrez. Mais, par un scrupule de délicatesse, — où se mêlait sans doute un excès de courtoisie pour un tout nouveau confrère, — M. Bertrand a paru craindre que vous ne vissiez surtout en lui le secré- taire perpétuel de l'Académie des Sciences. Il a donc souhaité qu'avant les discours que vous allez 80 DlSCOrUS l'OlH L INAi;<;UUATION DU MONUMENT cntondrc. — el ofi il s;i\;iil liicii (|U(' les riiaîlros cle la physiologie conlemponiino ostimeiaiciit à loiir prix les travaux scieutiliques do Claude Ber- nard, — une voix moins autorisée, mais non pas moins sincère, essayât de vous dire le rang que ces travaux assignent à leur auteur dans l'his- toire des lettres ou de la pensée iranraises. Clau , le mérite littéraire de Claude Bernard n'en est pas moins très différent de celui qu'on admire dans un artiste de mots. Claude Bernard ne s'est point piqué de donner une forme personnelle et originale à des idées com- munes, ce qui est d'ailleurs l'un des objets de 1 art d'écrire ; et, vous le savez bien, qu'ont fait autre chose, dans notre siècle même, les Lamartine, par exemple, les Hugo, les Musset? Mais au contraire, à des idées nouvelles, comme les découvertes elles- mêmes qui en étaient les commencements ou les suites, il a donné la forme qu'il fallait pour nous les rendre intelligibles à tous ; et n'est-ce pas là justement ce que l'on pourrait appeler la fonction supérieure de l'art d'écrire? Oui, mettre le pied le premier sur une terre inexplorée, la reconnaître, s'en emparer, la défricher alors, et, si je l'ose dire, la civiliser ; de la brousse et du steppe, de la plaine inféconde ou du marais stérile faire une grasse province ; l'annexer à l'ancien empire, et de son supertlu grossir la commune épargne, ainsi font 82 DlSColllS l'OUU L INAliitlUAIlON DIJ MONUMENT les vrais concjiu^rants, cl, ainsi, Messieurs, clans rhistoirc de notre iaiif;iie et de notre littérature, ont fait l'un après l'autre, — pour n'en nommer ici que quehiucs-uns, — les Descartes, les Pascal, les Buiïon, les Guvier, les Claude Heniard. A|très avoir eux-mêmes organisé leur science, d'une manière qui plus d'une fois a ressemblé à une créa- tion, ils en ont fait entrer jusqu'au vocabulaire lians la circulalion quotidienne de lusaj^e. L'un a ainsi dégagé la philosopliic UK^-me de l'ombre des écoles et de la poussièi-e des bibliothèques. L'autre a tiré riiistoire naturelle du secret des laboratoires ou du mystère des salles de dissection. Grâce à celui-ci, la langue du calcul des probabilités nous est devenue presque familière. Grâce à celui-là, l'imagination du poète s'est enrichie des méta- phores que lui apportait la botanique ou la zoologie. G'estunerévélationdumêmegenre que nous devons à Claude Bernard. Pour exposer les résultats des sciences de la vie, son génie d'écrivain a trouvé dans la langue de tout le monde des ressources inconnues, et ce que l'on n'exprimait guère avant lui qu'en termes spéciaux, techniques et rébarba- tifs, il a inventé les moyens de le dire en termes non moins précis, non moins scientifiques, et cependant généraux. Rappelons-nous ici , Messieurs, le précepte de Buffon! Les termes généraux, ce ne sont pas, comme on l'a cru souvent, comme on le DE CLAUDE BERNARD 83 répète encore tous les jours, ce ne sont pas les termes vides, inconsistants et décolorés d'une rhé- torique banale : ce sont tout simplement les termes du commun usage. Un véritable écrivain n'aura donc garde de les proscrire. Mais par une manière nouvelle, par une manière à lui de les associer, il leur fera dire des choses nouvelles; il en fera sortir ce qu'ils contenaient de sens et de richesse cachés; il leur donnera, je ne sais comment, une profondeur, une étendue, une portée dont on ne les savait pas capables. Aucun physiologiste assuré- ment, mais aucun écrivain surtout ne me démen- tira si je loue Claude Bernard d'y avoir souvent réussi. Dirai-je à ce propos qu'il a o popularisé » la physiologie? Non; puisque ce mot de « popula- riser » ne va pas sans quelque nuance de défaveur. Mais il y a intéressé tout ce qu'il y a d'esprits cultivés, d' « honnêtes gens », comme on parlait jadis, — et. s'il n'est permis à personne d'ignorer aujourd'hui les problèmes essentiels de la science de la vie, c'est à ses découvertes qu'on le doit sans doute, mais c'est bien plus encore à la lucidité des expositions qu'il en a lui-même données. Il était donc trop modeste quand il parlait de son « insuffisance littéraire », et j'en appelle à tous ceux qui l'ont lu 1 Je connais, vous connaissez tous, Messieurs, dans son hitrodi/ction à la méde- cine expérimentale, ou dans ses Leçons su?' les 84 DISCOLUS IMILU 1> IN.U (ILIIATION DI' .-MONr.MK.NT fihnuiiiirnes de hi rie coiiinniiis (Ui.r (iiiiinKii.r ot <(i(.r crs (jiii sont des iiiodric's do stylos scioiililiiiiie ou pliilosoiiliiqnc, — je veux dire dont la netleté, la précision, la solidilé ne le L'r(l(>nl point aux pai;(^s même les plus vantées des Epoques de In Nainrr on du hiscoiirs de la Méthode. Si l'on vent (ju'elles nian(|nent de cet éclat dont les i'omanti(|iies, dans le siècle on nous sommes, ont t'ait ariiitrairemenl, la première des conditions de Tari d'écrire, elles sont (-clairées du dedans par une lumière toujours égale, unifortné- ment dilluse, qui n'éblouit pas, mais aussi qui n'aveugle point. Et, si l'on s'avisait que le tour n'en a rien d'oratoin', ni de lyrique, c'est appa- remment que Claude Bernard n'était ni Michelet ni Bernardin de Saint-Pierre, mais il faut l'en louer encore; et, puis(|ue les plus éloquentes effusions ne remplacent ])as une expcrienco, il faut justement le féliciter de se les être toujours interdites. On ne trouverait pas une apostrophe ou une exclamation dans les dix-huit volumes de son œuvre; et, sous ce rapport, la sobriété de son style n'en est égalée que par le caractère de sereine impersonnalité. Je viens. Messieurs, de nommer les Époques de la Nature et le Discours de la Méthode. J'ai pensé plus d'une fois en ed'et que V Introduction à la médecine expérimentale n'avait pas exercé moins DE CLAIDE BERNARD 85 d'iiiiluence, à son heure, que ces livres fameux; et je n'ignore pas que c'est beaucoup dire, mais je le dis pourtant, et je ne crois pas trop dire. Quand ses qualités d'écrivain n'auraient pas fait de Claude Bernard l'héritier naturel de la réputation d'un Buflbn ou d'un Descartes, il le serait encore à titre de philosophe, ou, si vous le voulez, de pen- seur. Car il n'a certes créé ni la physiologie ni la science expérimentale, mais il les a transformées, et, de la façon qu'il les a transformées, il a renou- velé non seulement les méthodes, mais en un certain sens la conception même qu'on se formait avant lui de la science. Les plus illustres de ses prédécesseurs en ont à peine fait davantage; et c'est pour ce motif que, depuis plus d'un quart de siècle, ceux qu'on entend peut-être le plus souvent invoquer le nom de Claude Bernard, ce ne sont pas les physiologistes, ce sont les philosophes. Lorsque ce livre parut. Locke et Bacon régnaient encore sur la science. Comme on appelle Boileau «le législateur du Parnasse •<, — quand on veut lui être désagréable, — on appelait donc Bacon « le législateur de l'induction ->, mais c'était une ma- nière d'honorer sa mémoire. On le vengeait ainsi des attaques de Joseph de Maistre; et tout ce que les sciences physiques ou naturelles ont réalisé de progrès depuis trois ou quatre cents ans, on voulait dire qu'elles le devaient à l'impulsion de 86 DISCOURS POUR L liNM (iUUATION DU MONUMENT son i;('Mii('. II avail invcnir^ la nKMliodo! Gcpon- (lant. (|naii(l on essayait do définir eollc méthode si féconde, il se trouvait, — cliose assez surpre- nante I — qu'elle consistait pn'cist'ment à n'en être pas une. L'horreur du syllogisme oi:u l in ■.\r(;uR.\'i'iON di' :\lo^^ME^'T <\c les couroiulrc avec les idées loiilos faites. IMais moi ([ui les aime ! et qui sais [)()ur(|iioi je les aime ! quand je n'aurais pas vu depuis vingt-cinq ans que les deux grands « penseurs», qui en ont le plus abusé, — je veux dire Taine et Henan, — sont aussi ceux (|ui les ont le j)lus vivement atta- quées chez les autres, comme, en vérité, s'ils eussent voulu s'en réserver le monopole! il me sullirait, pour me rassurer, de cette belle page de Claude Bernard : « Ceux qui l'ont des découvertes sont les promoteurs d'idées neuves et fécondes. On donne généralement le nom de découverte à la connaissance d'un fait nouveau, mais je pense que c'est l'idée qui se rattache au fait découvert qui constitue en réalité la découverte. Les faits ne sont ni grands ni petits par eux-mêmes. Une grande découverte est un fait qui, en apparais- sant dans la science, a donné naissance à des idées lumineuses, dont la clarté a dissipé un grand nombre d'obscurités et montré des voies nou- velles. » Voilà, Messieurs, la meilleure définition qu'on ait jamais donnée des « idées générales » ; et, pour ma part, je n'en demande pas, je n'en propose pas d'autre. Quelle qu'elle soit, l'idée directrice ne devient elle-même féconde que dans la mesure de sa généralité ; — et sa généralité se mesure tour à tour ou en même temps, au nombre, à la diversité, à la complexité des faits DE CLAUDE BERNARD 91 dont elle est le résumé, l'explication et la loi. Mais Claude Bernard a fait un pas de plus ou, si vous le voulez, il a creusé plus profondément, et sa définition de Vidée organique ou organi- satrice n'est pas moins riche ou, comme on dit, moins suggestive, que celle qu'il a donnée de Vîdpe directrice. « Dans tout germe vivant, — a-t-il dit, — il y a une idée créatrice qui se déve- loppe et se manifeste par l'organisme. » Et de cette observation, qui est d'un physiologiste, il en tire ailleurs, il en induit, ou il en déduit celle-ci, qui est d'un philosophe: « Quand un phénomène quelconque nous frappe dans la nature, nous nous faisons une idée sur la cause qui le déter- mine... Mais cette idée a priori, qui surgit en nous à propos d'un fait particulier, renferme tou- jours implicitement et en quelque sorte à notre insu un principe auquel nous voulons ramener le fait particulier. » Ceci, Messieurs, revient à dire que rien au monde n'a d'intérêt ou de sens en soi, mais uniquement dans ou par le rapport qu'il soutient avec un ensemble. Les seules monogra- phies qui soient dignes qu'on les retienne sont celles dont les conclusions subsisteraient toujours, si l'on supposait que l'objet en eût disparu. Croyons donc fermement qu'il ne sert à rien de décrire le lapin ou le chat, si la description n'en <)-2 nisc.oi Hs iMuii I, iNM r.ruATioN m" mommicnt appoi'tc (|U('lqiic chose ilo mnil' aux conclusions (Icrniri-cs de la physiologie génci'alo on de Tana- tomie compaiN'C. Rappelons-nous hien que « la science ne peut avancer que par révolution, et par ahsorplion des vérités anciennes dans une l'orme scientiru[ue nouvelle». N'oublions enlin jamais que, pour avancer dans la connaissance du détail des parties, il faut d'abord avoir quelque idée pn'conçue du tout. C'est par investissement qu'il l'aul que l'on procède; — et, en ellet, de tous les moyens de réduire une place, il y en a peut-être de plus rapides, mais je ne pense pas ([u'il y en ait de plus sûrs, ni de moins coûteux. S'il est impossible de méconnaître la grandeur et la simplicité de ces idées, il est impossible de ne pas voir qu'elles tendaient à renouveler la concep- tion même de la science; et c'est bien aussi ce qu'elles ont opéré. Non seulement elles ont ren- versé l'idée fausse que l'on se formait de la mé- thode, et à '<■ l'induction baconienne » elles ont substitué ce que Claude Bernard a lui-même appelé « la critique expérimentale » ; mais, en outre, à l'idée d'une science morte, elles ont substitué celle d'une science vivante, et, pour ainsi parler, d'une science toujours en mouvement. Pas plus en phy- sique ou en chimie qu'en physiologie môme, le progrès de la science n'est arithmétique et ne se constitue par une simple addition de vérités non- DE CLAUDE BERNARD 93 velles à des vérités anciennes, mais il est propre- ment u organique », et, de chacune de ses acquisi- tions successives, le corps de la science en est tout entier modifié. II n'y a qu'un principe immuable et fondamental : c'est celui du drtenui- insiiiP absolu des phénomènes. Et, conformément à la loi de ce déterminisme, les faits sont toujours les faits ; ils sont acquis à la science et à l'huma- nité dès que l'expérience et la critique les ont déterminés ; on n'en changera point la nature ni les conditions. Je dis seulement que la science est tout autre chose que la somme de ces faits. Elle est l'interprétation qu'on en donne, ou, si vous le voulez, elle est l'édifice que nous démolissons d'âge en âge pour le reconstruire, avec les mêmes matériaux, sur un plan toujours difï'érent. Préci- S('ment parce qu'ils ne valent que par « l'idée qui s'y rattache », ou par c la preuve qu'ils four- nissent », les mêmes phénomènes changent per- pétuellement de signification. Le déterminisme de chacun d'eux n'en soustrait pas l'ensemble à cette loi d'évolution qui, peut-être, c'est une parole encore de Claude Bernard, « est le trait le plus remarquable des êtres vivants et, par consé- quent, de la vie ». Et, à la vérité. Messieurs, jele sais bien, j'étends un peu le sens qu'il a donné lui-même à ce mot d'évolution. L'évolution, dans sa pensée, ne se séparait pas de l'idée d'une des- 04 DlSCOnUS POU» L INALT.UHATION DU MONUMENT tructioii (|ui en osl comme le iormo nécessaire et préfix. Mais rinliclélité n'est pas grande, si du sein mùme de la mort nous voyons la vie renaître tous les jours, et j)uis, si peut-être, en louant aujourd'hui C-laude Bernard, il faut bien faire queUjue chose aussi pour Darwin. Lui-mAme, d'ailleurs, me pardonnerait-il d'oublier que, les grands hommes, ainsi qu'il l'a dit, étant toujours «fonction de leur temps », il y a donc une soli- darité qui les lie quand ils ont vécu dans le môme temps? Evolution ou révolution, c'est à la môme ceuvre qu'ils ont travaillé l'un et l'autre, — eux, avec un troisième dont je n'ai môme pas besoin de prononcer le nom, — et j'ose croire que la pensée moderne est orientée pour longt(>mps, pour des siècles peut-être, dans la direction qu'ils lui ont indiquée. Car j'oublierais sans doute un des titres de Claude Bernard à notre gratitude si je ne disais, avant de terminer, que nul à son heure n'a fait autant ou plus que lui, pas môme Auguste Comte, pour renouer, resserrer et consolider l'alliance nécessaire de la science et de la philosophie. Ne nous lassons point de citer Ylntroduc/ion à la Médecine expérimentale . « La séparation de la science et de la philosophie ne pourrait être que nuisible au progrès des connaissances humaines. La philosophie, tendant sans cesse à s'élever, fait DE CLAUDE BERNARD 9» remonter la science à la cause ou à la source des choses. Elle lui montre qu'en dehors d'elle il y a des questions qui tourmentent Thumanité et qu'on n'a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la philosophie est utile aux deux, elle élève l'une et contient l'autre. Mais si le lien qui unit la philosophie à la science vient à se briser, la philosophie, privée de l'appui ou du contrepoids de la science, monte à perte de vue et s'égare dans les nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans aspiration élevée, tombe, s'arrête ou vogue à l'aventure. » C'est en 1 accent la rè^lc du |)arl(M- i\o France. Soyez donc Mers d"Auii,nslin Tliiecry, si. de Uinld'historiens ses émules, n'élanl pas liii-mèinc le moins grand ni le moins popii- laii'e, nul plus (pic lui n'est demcuri' le lils reconnaissant de sa ville natale! Soyez-(Mi iiers encor(\ si le seul reproche un peu grave que Ton ail jamais pu lui l'aii'e, c'est d'avoir en histoire loujoui's pris le parti des vaincus! Mais soyez-en jdus iiers, si cette pitié donl il ne savait pas se défendre })our les victimes des causes perdues ne l'a cependant jamais empêché, quoi qu'on en ait pu dire, d'être, quand il la fallu, le juge aussi de ses clients! Son amvre entière est comuK; animée du combat de sa justice contre son émo- tion, et, à force d'empire sur lui-même et d'eiïort vers la véritt'', le plus })assionné peut-être de nos grands historiens en est devenu le plus impartial. Je ne craindrai pas d'ajouter que le plus « pitto- resque » ou le plus (' artiste » en a été le plus « philosophe»; et, si l'antiquité même, si le con- teur bavard et exquis des guerres Médiques ne nous a rien légué de plus naïvement coloré que les Récits des tempi> mrrovinr/iciis, ou l'annaliste Romain de plus énergique en sa concision que V Histoire de Jacques Bonliomme^ je ne vois pas que personne, depuis quatre-vingts ans, ait comme D AUGUSTIN THIERRY 105 acclimalé, dans l'histoire plus d'idées qu'Augustin Thierry. C'est ce qu'il m'a paru, Messieurs, que l'occasion de son centenaire me faisait un devoir d'essayer de vous montrer, — ou plutôt de vous rappeler. Et, ainsi qu'il convient en ce genre de commémo- ration, je m'ellorcerai d'être bref, mais, si vous me trouviez cependant encore long, vous songerez que je me trouve représenter aujourd'hui, — par une rencontre qui est pour moi comme un qua- druple honneur, — l'Académie française, dont vous savez assez pour quelles raisons il n'a point fait partie ; l'Ecole normale supérieure, dont il fut l'une des « gloires » ; un recueil qui s'honore de l'avoir compté parmi ses premiers et ses plus brillants collaborateurs; et enfin, — puisque c'est le fils de son frère qui m'a demandé le premier de prendre ici la parole, — sa famille, ou un peu de sa famille elle-même. Je ne vous raconterai point sa naissance modeste, sa jeunesse obscure, ses laborieux débuts... Mais si nos vrais maîtres sont ceux qui nous éclairent sur nos vraies aptitudes, comment omettrais-je de vous rappeler l'influence qu'exercèrent sur Augustin Thierry deux hommes entre tous : le poète inspiré d' A fa/a, de Rem% des Martyrs; et le grand romancier d'Iran/ioe, de Bob Rot/, des Puri- tains (/'Ecosse? On s'est donné de nos jours des 106 Discoins l'oi n le chntenairi: airs de les tlédaij^iiorl Mais on n'a poinl diniinué ni seulement entame leur gloire, et il est possibh; que l'on ne les lise plus, mais il est certain qu'on a tort. « Pharaniond I Piiaramond! nous avons combattu avec l'épée!... » Vous connaissez, Messieurs, cette page célèbre! Elle a éveille l'iiis- torien qui sommeillait dans l'élève du collège d(î Blois ; et de là, de ct^tte seule l)age, pourrait-ou dire, nous est venu tout ce qu'en bistoire, comme dans le roman, comme dans les arts plastiques et ailleurs, nous avons depuis lors nommé du nom de couleur locale. Je doute qu'il y ait eu de nos jours, en France ou bors de France, une intluence littéraire plus considérable que celle de Gbateaubriand, et, l'ayant subie comme tout le monde en son temps, l'auteur des Récits méromn- giens a eu la francbise et le bon goût d'en con- venir. Mais, pour Walter Scott, c'est encore lui qui nous la dit : « 11 y a plus de véritable histoire dans ses romans sur l'Ecosse et sur l'Angleterre que dans les compilations pbilosophiquement fausses qui sont encore en possession de ce grand nom » ; et, en effet, il lui devait sinon l'origine, du moins la confirmation de l'idée sur laquelle vous savez qu'il a fondé son Histoire de la Con- quête de l'Angleterre par les Normands. Ceux-là seuls renient leurs maîtres qui désespèrent de les égaler ! D AUGUSTIN THIERRY 107 Une autre influence n'a pas moins agi sur notre historien : c'est celle de ce Saint-Simon, — non pas le duc, mais le comte, on pourrait s'y trom- per, — dans la fatrasserie duquel, quum fluerft lutiilentKs^ tant de grandes idées, d'idées singu- lières, mais d'idées fécondes se mêlaient à l'expres- sion d'un rêve sociologique informe. Deux ans durant, Augustin Thierry lui servit de secrétaire, ou, pour mieux dire, de collaborateur; il se déclara publiquement son élève ; et il y a des pages du futur auteur de l'histoire du Tiers Etat dans les opuscules qui portent les titres caractéristiques de Mesures à prendre contre la coalition de 1815 et de la Réorganisation de la Société européenne. Ce n'est pas ici le lieu de juger Saint-Simon, et ce le serait, que je devrais me récuser, comme n'ayant pas suffisamment étudié son œuvre. Mais je la connais cependant assez pour être sûr qu'Augustin Thierry n'a pas vécu deux ans dans la familiarité d'un tel homme sans apprendre de lui quelque chose ; et pourquoi ne lui devrait-il pas une part de sa conception de l'histoire? L'histoire de France, telle que nous l'ont faite les écrivains modernes, — écrivait-il en 1820, — n'est point la vraie histoire du pays, l'histoire nationale, l'histoire populaire... La meilleure partie de nos annales, la plus grave, la plus instructive, reste à écrire ; il nous manque riiisloire des citoyens, Thistoire du peuple... Cette his- 108 DlSCOntS l'ont \.V. r.EN'TENAlRK toirc lions prt'sonli'rait on inrinc t,em|)S des exemples (le eonduile et cet intérêt de sym|)atliie qne nons elier- eliuns vainement dans 1rs avcMitures de ee petit nombre de personnages privilégiés qui occupent seuls la scène historique... Nos Ames s attacheraient à la destinée des masses d'hommes qui ont vécu et senti comme nous... Le progrès des masses populaii-es vers la liberté et le bien-être nous semblerait plus im{)()sant (jue la marche des faiseurs de conquêtes, et leurs misères plus tou- chantes que celles des rois dépossédés. H va bien, Messieurs, quelque exagération dans cette page, de l'âpreté, de ramertumo; et on la sent contemporaine des terribles pamphlets d'un autre Tourangeau, le « vigneron de la Ghavon- nière ». Mais elle contient une idée généreuse et juste, une idée toute nouvelle en 1S2<), qui est celle du droit des peuples ou des « colleclivités » à avoir une histoire, et c'est ainsi que son éduca- tion sainl-simonienne a peut-être t'ait d'Augustin Thierry non seulement le plus « démocratique » de nos grands historiens, mais le plus « socia- liste»... Je me sers tout exprès de ce mot, qu'il serait temps enfin d'enlever à ceux qui en abusent ; qui en corrrompent quotidiennement le sens; et qui ne savent lui faire signifier que haine et misé- rabhi envie, quand au contraire on ne l'a justement créé que pour être l'antithèse d'individualisme et le synonyme de solidarité. Socialiste ou démocratique, de quelque nom d'aUGLSTIN THIERRY 109 qu'on l'appelle, c'est vraiment cette idée qui cir- cule dans l'œuvre entière d'Augustin Thierry. 11 a voulu être l'historien des foules. Et pour l'être, il a voulu joindre, unir, et confondre ensemble deux choses que l'on sépare trop souvent. La passion politique, — a-t-il écrit dans ses Cimsidé- rations sur t histoire de France, qui sont Touvrage de sa maturité, — la passion politique peut devenir un aiguil- lon puissant pour l'esprit de recherches et de décou- vertes; si elle ferme sur decertains points l'intelligence, elle l'ouvre et l'excite sur d'autres ; elle suggère des aperçus, des divinations, parfois même des élans de génie auxquels l'étude désintéressée et le pur zèle de la vérité ne l'auraient pas conduite. 11 a raison, Messieurs, cent fois raison! Ce n'est pas de sa propre lumière, c'est de celle du présent que le passé s'éclaire ! Pour devenir, comme on Va quelquefois et à bon droit nommé, « le siècle de l'histoire », il a fallu que notre siècle eût com- mencé par être le « siècle de la Révolution ». Avant les Guizot, les Michelet, les Thierry, si la France n'a pas eu de grands historiens, c'est que nos vieux érudits avaient surtout manqué de « l'intelligence et du sentiment des grandes trans- formations sociales ». L'observation est de Thierry lui-même. Mais combien n'est-elle pas plus vraie, quand, à la « passion politique », c'est-à-dire à la préoccupation du présent, on allie, comme lui, IlO DISCOURS POIH Li: CF.MKN AinK riiKIiiirlndt' cl l(^ souci de lavcnirl (jtiiind, cii mùme lem[)s que l on cherche, jusque dans l'his- toire des invasions germaniques, « hi racine de armes » de combat à l'his- toire, ou de faire servir à la construction de l'avenir les matériaux du passé, l'ait empêché d'y voir clair, ait offusqué la lucidité de son regard, préci- sément, s'il y a deux ou trois idées d'historien dont son nom demeure inséparable, c'est à la lueur et comme dans la fièvre de cette préoccu- pation qu'il les a découvertes. Telle est, en premier lieu, l'idée si simple, à ce qu'il semble, de la diversité successive des époques et des lents changements que le temps, lui tout seul, opère dans la physionomie des hommes et des peuples. Elle est bien simple, je le répète, si simple môme qu'à peine en ose-t-on faire un mérite à l'historien. Lequel de nous est aujour- d'hui ce qu'il était hier? Nous n'avons pas besoin non plus de longues observations, ni de beaucoup D AUGUSTIN THIERRY Idl rélk'clîir, pour nous apercevoir en combien de manières nous ne ressemblons pas aux Français du xviii% du xvii% du xvi' siècle. On voyageait alors en palache... on portait des culottes... on mangeait du pain d'orge. Et cependant, Messieurs, ces différences, qui sautent aux yeux, je n'af- iirmerai pas, si vous le voulez, qu'on ne les ait senties que de notre temps, mais elles ne sont toutefois entrées dans l'habitude de riiistoire, et pour n'en plus désormais sortir, que par l'intermédiaire d'Augustin Thierry. Sous l'unifor- mité mensongère et le vernis de fausse élégance dont on avait recouvert douze ou quinze siècles de nos traditions, retrouver la vraie couleur des temps, caractériser les époques, leur rendre à cha- cune sa vraie physionomie, et ainsi, de la chro- nologie, qui n'en avait jusqu'alors été que le sup- port, faire l'àme, ou en un certain sens presque le « tout » de l'histoire, telle fut la tâche que se donna d'abord l'auteur des Lettres sur r Histoire de France ; — et, si nous n'avons garde aujourd'hui de confondre la cour de Louis XIV avec celle du roi Dagobert, c'est à lui que nous le devons. N'a-t-il pas d'ailleurs exagéré cette diversité? Contemporain des romantiques, et, je le crains, un peu romantique lui-même, n'est-il pas allé trop loin quand, par exemple, aux noms consacrés des Clovis et des Mérovée, il a voulu substituer H2 DiscoL'ns iMtuK i.i: (;i;.nten aiiu: les appellations évidomnicril plus « p,crniaiii(iii('s » de Merowig eUlo Clodowig? (^esl ce i\n\\ laulljien croire, j)uisqiic nous avons continué de dire (llovis et Mérovée! Et si ])eut-ôtre, après toul, une fran- cisque n'est (ju'une hache de guerre et un c skra- niasax " qu'un ])uignard, nous dirons donc ([uc l'auteur des Hrci/s Mérucinc/iens est responsahle à sa manière des débauches de couleur locale aux- quelles s'est livrée la littérature du xix'' siècle. Heureusement pour nous, et j)Our lui, (ju'il ne s'en est pas tenu là ! Nul n'a mieux connu l'im- portance du costume et n'en a tiré plus habi- lement parti; mais quelque diil'érents que nous soyons d'un bourgeois du xvii" ou d'un paysan du xviii'' siècle, Augustin Thierry s'est promp- temcnt rendu compte que la difTérence n'était qu'extérieure ou superliciclle, et bien moins con- sidérable en tout cas que celle qui nous sépare aujourd'hui même encore d'un Italien, d'un Anglais, d'un Allemand... Ainsi conduit à se demander d'où pouvait procéder cette dillerence plus profonde, la question de chronologie s'est transformée pour lui en une question de physio- logie ; la question de date en une question d'ori- gine ou de sang; la race lui est apparue comme la raison dernière de la dillerence des époques; et cette idée de génie est la seconde que nous lui devions. D AUGUSTIN THIERRY 113 Vous rappel lerai-je ici la fortune qu'elle a faite; de quel Ilot de lumière elle a brusquement illuminé le chaos des anciennes histoires ; et les conséquences de toute nature que notre historien lui-même en a tirées ? Ouvrez et relisez les Récits des temps Mérovingiens : ce qui en fait à la fois l'intérêt scienti- fique et la valeur d'art, ai-je besoin de vous le dire? c'est la perspicacité singulière avec laquelle l'his- torien y a démêlé, c'est la vigueur du relief et la justesse de coloris avec lesquelles le peintre y a représenté l'antagonisme des deux races que le torrent des invasions germaniques avait comme superposées l'une à l'autre sur notre sol gaulois. Aimez-vous mieux relire VHistoire de la Conquête de r Angleterre par les Normands ? « Je me propose de montrer dans ce livre, écrit l'historien, les rela- tions hostiles de deux peuples violemment réunis sur le même sol, de les suivre dans leurs longues guerres et leur séparation obstinée jusqu'à ce que du mélange et du rapport de leurs races... il se soit formé une seule nation. » Même dessein, vous le voyez, — l'un des plus complexes qu'historien eût encore conçus, — et dont l'exécution magistrale donne au chef-d'œuvre d'Augustin Thiei-ry quelque chose de l'air et de l'allure d'une épopée. Nous ne nous en étonnerons pas, et, au contraire, nous y trouverons la confirmation inattendue des théories de la critique moderne, si nous prenons garde qu'en 8 Il) ItlSCOI ItS l'OlK l.l': CICNI'K.N MltK aucun toinps, dans aucune langue, Tcpopcc n'a jamais jailli, si Ton peul ainsi dii-c, cpio do la rcn- conli-c cl du choc sani;lanL do doux nalionalilés. Mais, dans son h^ss/// sur l/usloirr ilc la faniKition et (//'S pi'cx/ri's (lu Tiers El al, (juo Irouvons-nous oncoi'c, si co nosi IMiisloirc ilo la société gallo- romaine dclontlanl ses ai'ls et s(»s nupiirs contre SOS conquoranls germains: leur dispulanl l'un apiès l'autre les biens qu'ils lui avaient ravis; et, dans la première ardeur d'une grande révolution, reven- diquant, poui' s'en armer à son tour contre eux, cotte diversité d'origine dont on avait l'ait pendant douze cents ans la justification, le titre et l'instrument de sa servitude. L'œuvre d'Augustin Thierry est comme pénétrée do l'idée do race, et trente ans durant, son elTort scientifique n'a tendu qu'à faire de la race la principale ouvrière des transformations de l'histoire. A la vérité, si l'importance et la nouveauté de l'idée n'ont pas besoin d'être démontrées, la jus- tesse en est plus contestable, et rap[)lication histo- rique en exige infiniment de tact, Ak^ prudence, et do générosité. (]ar, oi!i commence, où finit la race? et tandis que pour l'historien nous en formons deux avec les Germains, qui ne sait que pour le linguiste, Germains et Gaulois, Grecs et Romains. Celtes et Slaves, nous n'en formons qu'une ?et tous ensemble, avec le Juif ou l'Arabe, une seule et la même pour D AUGUSTIN THIERRY 115 l'anthropologiste ? A un autre point de vue, qui ne sent, qui ne sait ce qu'il y aurait d'insolence, ou de cruauté même, à diviser l'humanité en races supé- rieures et en races inférieures? à chercher la raison de la supériorité des unes, de l'infériorité des autres, dans la fatalité de leurs aptitudes origi- nelles? à entretenir ainsi parmi les hommes des haines inexpiables? des haines de sang? des haines animales? Que vousdirai-je encore? que, si jamais la théorie triomphait, d'intrépides logiciens en déduiraient bientôt la justification du régime des castes? qu'elle engendre en histoire la basse reli- gion du succès? qu'elle autorise en politique non seulement l'oppression, mais la suppression du plus faible? Messieurs, je n'en finirais pas si je voulais énumérer tout ce que peut engendrer de consé- quences monstrueuses une maladroite interpréta- tion de la théorie des races; et c'est pourquoi je m'empresse d'ajouter qu'après l'avoir appliquée le premier nul n'en a mieux su qu'Augustin Thierry éviter les dangers. 11 avait, je vous l'ai dit, l'âme ardente et natu- rellement pitoyable aux opprimés, et c'était une raison pour le détourner de croire légèrement à la supériorité des vainqueurs. Il n'est même pas habi- tuellement éloigné de penser que les vaincus peuvent représenter, et ont souvent représenté, non seulement la cause de la justice et du droit, mais 116 DlSf.OlUS POUIl LK CIÎNTKNAIRE la cause encore de la civilisation. Mais ce qu'il a surtout bien vu, c'est que, d'une manière générale, si l'action de la race était prépondérante, pour ne pas dire toute-puissante, à l'origine des civilisa- lions, l'objet mènie de la civilisation était de n'duire ou d'annuler l'inlluence de la race. De même en elTet que, pour chacun do nous, le progrès consiste à se dégager d(>s servitudes physiologiques dont nous sommes en naissant les esclaves, de même il a bien vu que la civilisation consistait pour les peuples à s'afTranchir en avançant en âge de la fatalité de leurs instincts originels. Il a reconnu que, dès le vi" siècle de notre ère, « le caractère original de la période mérovingienne consistait dans un antagonisme de races non plus complet, saillant et heurté, mais adouci déjà par une foule d'imita- tions réciproques, nées de l'habitation sur le même sol ». Il s'est rendu compte que, dès le xiii" siècle, c'est-à-dire cent cinquante ou deux cents ans après l'invasion normande, il n'y avait plus de Saxons ni de Normands en Angleterre, mais des Anglais seulement. C'est comme s'il eût déclaré qu'à dater d'une certaine époque de l'histoire le mot même de « race» devait changer de sens, perdre ce qu'il avait de signihcation physiologique, ne plus rien vouloir dire que d'historique ou de pure- ment humain. Et, de peur que l'on ne se méprît sur sa vraie pensée, c'est ce qu'il a dit en propres D AUGUSTIN THIEURY 117 termes dans le dernier de ses ouvrages, quand il nous a montré dans « l'élévation continue da tiers état » ce qu'il a lui-môme nommé « le fait domi- nant et comme la loi de notre histoire nationale». Puisqu'il existe une race française et qu'elle n'a pas toujours existé, elle s'est donc faite elle-même; elle est l'œuvre de sa volonté, la créature de son effort, l'enfant de sa persévérance et de sa liberté I Et en elTet, Messieurs, quel a été le rôle du tiers état dans notre histoire, sinon d'effacer ou d'abolir jusqu'aux dernières traces d'antagonisme ou d'op- position entre les ditTérentes races qui ont peuplé notre sol de France ; de n'en former qu'une même nation; etd'établir, pour ainsi parler, sur les ruines de ce que l'on appelle aujourd'hui le « régiona- lisme », l'unité de la patrie commune? Tel est aussi le sens et la portée de cette révolution, dont il est élégant de médire; — et dont je n'ignore assuré- ment pas de quel prix nous avons payé les bienfaits ! Mais nous eût-elle coûté plus cher encore, elle n'en serait pas moins l'aboutissement nécessaire de plus de mille ans d'histoire, et il faudrait prendre garde, en la reniant aujourd'hui, qu'en vérité nous renie- rions toute notre tradition nationale. Oui, ce qu'elle a réalisé, c'est bien ce que nos pères ont voulu : centralisation administrative, afin qu'émancipé des tyrannies locales chacun de nous ne fût sujet que de la loi; égalité civile, pour qu'il ne subsistât entre 118 DISCOIRS POl'K LE CKNTKNAIHE nous d'autre dillV'roiue ou truiilrc distinction que ct'IIc (ic nos œuvres; iiidivisildlili' tlu territoire, alin(jue la France put aciievcr de remplir son rôle hislori(nie; unilé sociale, pour que chacun de nous, — dans la paix et dans la guerre, dans le malheur et dans la prospéritc', dans la gloire et dans l'hu- miliation, dans la détresse et dans l'espoir, — se sentît solidaire de tous ceux qui sont nés sur le même sol que lui. Et si d'autres l'ont vu comme Augustin Thierry, c'est ce que personne, à ma connaissance, n'a montré plus clairement ni plus élouqemment. Insisterai-je maintenant. Messieurs, sur l'étroite liaison des vues ou des idées de l'historien avec celles du puhliciste ou du j)oli tique, du rédacteur du Courrier Françaisi et du Censé t/r européen ? Je n'aurais pour cela qu'à feuilleter ses Lettres sur Iflistoire de France^ ou le recueil qu'il a intitulé Dix ans (f Études historiques ; et, dans la polémique passionnée du journaliste de 1820, vous recon- naîtriez aussitôt, sous une forme plus agressive, l'idée maîtresse de V Essai sur la formation, et les progrès du Tiers État ou de Y Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands. Mais à quoi bon renouveler ou ranimer d'anciennes querelles ? dont on en ferait trop d' <( actuelles » ? et puisque aussi bien les idées historiques d'Au- gustin Thierry, pour entrer dans l'histoire, ont dû D AUGUSTIN TIllEHUY 119 commencerpar se dépouiller du caractère d'exage'- ration qu'elles tenaient de leur origine politique, n'en ai-je pas assez ou trop dit peut-être ? J'aime donc mieux, pour terminer, vous parler de l'artiste et, — comme je le crois, — si l'art seul demeure, j'aime mieux placer la fortune de ses idées histo- riques elles-mêmes sous la protection de son talent de peintre, de conteur et de poète. On prétend faire aujourd'hui de l'histoire une science, — c'est le grand mot, — et comme au savant, on ne demande donc à l'historien que d'apporter, de discuter et d'établir des «. faits », entre lesquels même on le dispense d'essayer de saisir aucune espèce de liaison ou d'enchaînement. Que dis-je ! on le lui interdit; et le plus cruel reproche que nous voyons qu'on lui adresse, c'est celui d'avoir des idées! Importunes à ceux qui en ont d'autres, les idées sont toujours suspectes à ceux qui n'en ont pas ! On exige encore de l'his- torien qu'il se désintéresse de ses personnages, et, sous le nom d'impartialité, qu'il nous parle de Louis XVI ou de la Révolution française avec autant de sang-froid, ou plutôt d'inditTérence, je ne dis pas que de Nabuchodonosor ou de Sésostris, mais de l'ours des cavernes ou des poissons ganoïdes. Et en elfet, Messieurs, est-ce que le natu- raliste se fâche contre l'animal qu'il décrit? Il ne s'attendrit pas non plus quand il nous conte leurs 120 niscoi us porii i.i; ckntiinairk iiKiMirs, cl nous le Irouvcrions ridicule de s'api- toyer sur la dcslinc(> des viclinics de la liillc poiu- lu vie. Que riiistoricn imite rexeniple du naturaliste! Et alors, et enfin, pour le récompenser de su doci- lil6, ce qu'on lui défendra plus expressément que tout le resie, ce sera de recourir au prestige trom- peur de l'art ; il ne s'avisera pas d'écrire pour tout le monde, mais seulement pour quelques initiés; et quand enlin le « divorce sera complet entre le liavail de collection des docnnienls et la faculté de les comprendre on d'en exprimer le sens in- time », c'est alors qu'étant devenue tout à fait une science l'histoire, devenue tout à fait illisible, sera devenue tout à fait l'histoire. Telle n'était pas, Messieurs, l'opinion d'Aujiçustin Thierry : il pensait d'une manière plus large ; il sentait d'une manière plus vive; il estimait que « la recherche et la discussion dès faits, sansautre dessein que l'exactitude, n'ont jamais été, selon sa propre expression, qu'une des faces du problème historique », et je ne veux pas dire la moindre, mais en tout cas la moins intéressante. Ce qu'il savait également, c'est que l'érudition n'est pas son objet, son but ou sa fin à elle-même; qu'il en faut prendre et qu'il en faut laisser ; que son triomphe serait de se rendre inutile, puisque assurément. Messieurs, je vous demande pardon pour ma naïveté; mais, si nous connaissions l'en- D AUGUSTIN THIERRY 121 tu've vérité des faits, il m'a toujours paru qu'alors nous n'aurions plus besoin de la chercher. Et ce n'était pas qu'il méconnût le pouvoir ou le prix de l'érudition! Il a rendu justice à nos Bénédictins. Il a lui-même rivalisé de patience et de conscience avec eux. Après avoir fondé son Histoire de la Con- quête de l'Angleterre sur l'enquête la plus étendue, la plus longue, la plus scrupuleuse, vous vous rap- pelez tous, pour l'avoir entendu vingt fois raconter que, jusqu'à son dernier jour, cet aveugle et ce paralytique n'a cessé de reprendre, de revoir, de corriger, de compléter, de remanier, de remettre sur le métier son principal ouvrage, h" Histoire de la Conquête avait paru pour la première fois en 1825, et trente ans plus tard, en 1856, la mort le sur- prenait au milieu d'une quatrième ou cinquième revision de son Œ'uvre. De combien d'érudits en pourrais-je dire autant ! Mais, de plus qu'eux, ou contre quelques-uns d'entre eux, — ce qu'Au- gustin Thierry a toujours cru, c'est que « toute composition historique était un travail d'art autant que d'érudition » ; et je le crois, et je crois qu'il faut le croire comme lui, si nous ne voulons pas qu'avec l'art ce soit non seulement le charme ou l'intérêt, mais la vie même qui se retire un jour de l'histoire. « Nous ne voulons servir l'histoire, a dit un philosophe, qu'autant qu'elle-même l'his- toire servira la vie. » 122 DISCOL'US l'OLH l.i: CK.NTliN AlItK C'est justement « pour servir la vie », ot non j)!is (lu loul par fantaisie de dilettante amoureux du costume (prAugustin Thierry s'est rendu le r()ntem[)orain des tem[)sdont il voulait écrire l'Iiis- loire. Où tant d'autres n'ont vu depuis lui qu'un prétexte à décor, c'est l'accent même de la vie (|u'il s'est proposé de ressaisir, l'empreinte et comme l'air de personnalité qu'un vêtement ou un ustensile conserve de son possesseur. Il a vécu, vriiiuKMit vécu, les romans et les drames, — la tra- gique aventure de la reine Galesvvinthe, le chaste roman de sainte Kadegonde et du j)oète Fortunat — dont les anciens chroniqueurs qui lui servaient de guides, s'ils en avaient éprouvé toute l'horreur ou goûté peut-être le charme, n'avaient pas su pourtant nous les communiquer. Il a vu, de ses yeux vu, qu'on pourrait dire qu'il a usés dans l'intensité de cette contemplation, se dresser devant lui la figure entière de ses personnages, ... les uns chantant sur la harpe celtique réternelle allente du retour d'Arthur; les autres naviguant dans la tempête avec aussi peu de souci d'eux-mêmes que le cygne qui se joue sur ua lac ; d'autres, dans l'ivresse de la victoire, amoncela it les dépouilles des vaincus, mesurant la terre au cordeau pour en faire le partage; comptant et recomptant par tête les familles comme le bétail ; d'autres enfin privés par une seule défaite de tout ce qui fait que la vie vaut quelque chose, se rési- gnant à voir l'étranger assis en maître à leur propre D AUGUSTIN THIERRY 123 foyer, ou, frénétiques de désespoir, courant à la forêt pour y vivre, comme vivent les loups, de rapine, de meurtre et d'indépendance. On ne saurait sans doute mieux montrer que dans cette belle page, souvent citée, ce que Tart en histoire a de relations avec la vie, et le mon- trer par son propre exemple. Cinquante ans ont passé sur elle, mais Témolionena quelque chose de communicatif ou de contagieux môme. L'homme s y laisse voir, tel qu'il était, sensible et comme ouvert à toutes les impressions. Il a peut-être par- tagé le brutal enthousiasme des vainqueurs, mais il a certainement éprouvé « toutes les misères luitionales, toutes les souffrances individuelles et jusqu'aux simples avanies des vaincus >). Cela se sent dans le souvenir ému qu'il en garde, treize ans après la publication de son livre. S'il l'a vécu avant de l'écrire, il le revit en le relisant. Et parce qu'on n'a pas trouvé de meilleur ni d'an Ire moyen d'émouvoir les hommes que d'être ému soi-même, c'est pour cela que dans l'œuvre d'Augustin Thierry nous ne saurions séparer l'his- torien du peintre et du poète. Et nous ne le séparerons pas non plus du philo- sophe ou du penseur, si l'un de ses mérites encore, l'une des plus rares parties de son talent est d'avoir su nous faire voir, sous la différence pittoresque lies mœurs, ou en s'aidant de cette différence 124 niSr.OUHS POUR I.K CKiNlIlNAIItlO mriHc, ce (pi il y ;i ionjours (i"(''hM-ii('ll(' liiiiinmih' dans l'àine — |)liis siiittilo el plus conipli(|ii('t' (m'oii ne l;i croil — (run baron féodal on (riino. l'cine barl)ai"(>. " Au milieu du monde (uii n'est plus,a-l-il dil liii-môme de Waltcr Scott, son ins- .';? linel dartislc Ta averti déplacer le monde ([iii est (>l qui sera toujours » ; et c'est ce qu'il a fait, avec autant ou plus d'art que le grand romancier. Aussi nous retrouvons-nous dans ses narrations les plus (( an^lo-saxonnes », dans ses récits les j)lus " mé- rovingiens ». Vivants de la vie de leur siècle, sa Frcd('gonde ou son Thomas Beckct vivent de la vie aussi de tous les temps; et. Messieurs, n'est-ce j)as comme si je disais que la finesse de sa |)sychologie égale dans son œuvre l'éclat plus appa- rent de son coloris? On y apprend l'histoire; mais on y avance presque du même pas dans la con- naissance de l'homme ; et, vous ne l'ignorez pas, c'est ici, de tous les caractères qui distinguent les œuvres qu'on appelle « classiques », le plus rare et le plus éminent... C'est ce qui assure l'immortalité de son nom. Car enfin, la politique peut bien demander à l'histoire des enseignements ou des leçons, et plus souvent des arguments; le moraliste y trouve des exemples ; l'artiste y puise des inspirations ; et le simple lecteur, les enfants et les femmes, y goûtent un plaisir anologue à celui que leur pro- D AUGUSTIN THIERRY 125 curent le drame ou le roman. . Mais, tous ensemble, que nous le sachions ou non, si nous l'aimons, et, de quelque façon qu'elle soit écrite, si nous la lisons, c'est que nous nous y sentons vivre d'une autre vie que la nôtre, moins étroite, qui n'est pas limitée à la durée de notre existence, moins per- sonnelle, plus largement humaine; c'est qu'étant pour nous-mêmes une indéchiflrable énigme, nous sommes avides de révélations qui nous aident à l'épeler; c'est que nous nous doutons que l'histoire du plus lointain passé renferme quelque chose du secret de noire destinée, je veux dire de la destinée de l'espèce. Et, pour en approcher, de ce secret qui nous fuit toujours, mais dont la fuite éter- nelle fait l'invincible attrait, tous ceux qui ont cru, comme Augustin Thierry, que, si le cœur fait les grands orateurs, — pectiis est qnod disertos facit, — il fait également les grands historiens, nous leur devons un pieux et reconnaissant hom- mage. Il se pourrait, quand on y pense, qu'un peu de cœur fît aussi les grands, les vrais, les seuls vrais et les seuls grands savants. DISCOURS EX RÉPONSE AU DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. HENRY HOUSSAYE 12 décembre 189^ Monsieur, Vous venez de faire un si bel éloge de votre illustre prédécesseur, un éloge à la fois si juste et si complet, qu'en vérité je ne vois guère ce que j'y pourrais ajouter; — et même vous m'avez enlevé jusqu'à la ressource de vous contredire. Ne croyez pas au moins que je m'en plaigne, ni surtout que l'aveu m'en coûte ! Avec vous et comme vous, je suis en effet persuadé que, si notre siècle a connu d'autres grands poètes, — et de plus abondants, ou de plus tumultueux, ou de plus pas- sionnés, — que l'auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares^ il n'en saurait nommer pas un qui se soit formé de son art une plus noble, je dirais presque une plus religieuse idée, ni dont l'œuvre, dès aujourd'hui, soit marquée plus évidemment au caractère de l'éternité. J'estime également avec vous, et je répète après vous, que, s'il n'a jamais voulu mettre la foule dans la con- fidence des secrets de son cœur, ni, selon sa forte 9 1 :!o l!i;i()NSK AT niSC.OIllS DK liKCKPIION t'xpi'cssioli, lui « proslilut'i' son Ame », le (Iciiiicr reproche (|iie l'on puisse pduilaiil adresser- à laiiteur du Maiich//, de V lUnsioii siipi-n/ic, de hi Fin (le /'/ioj)i))ir, de Cdhi, ('\\sl (Tavoir- iiuui(]U(^ (Je sympalhic pour la soullVauce humaine... Eden, ô le plus cher et le plus doux des songes, Toi vers (pii j'ai poussé d'inutiles sanglots, Loin de tes murs sacrés éternellement clos, La malédiction me balaye ; et tu plonges Comme un soleil perdu dans l'abîme des ilols ! Les lianes et les pieds nus, ma mère lléva s'enfonce Dans Làpre solitude où se dresse la faim. Mourante, éelievelée, elle suc(;ombc enfin. Et dans un cri d'horreur enfante sur la ronce, Ta victime, laveh ! celui qui fut Gain ! O nuit ! déchirements enllammés de la nue. Cèdres déracinés, torrents, souffles hurleurs, O lamentations de mon père, ô douleurs ! O remords ! vous avez accueilli ma venue, Et ma mère a brûlé ma lèvre de ses pleurs. Buvant avec son lait la terreur qui l'enivre, A son côté gisant livide et sans abri, La foudre a répondu seule à mon premier cri ! Celui qui m'engendra m'a reproché de vivre, Celle qui m'a couru ne m'a jamais souri !... Non, certainement, il n'a pas été l'impassible DE M. HENRY IIOUSSAYE 131 OU r (( Olympien » que l'on a dit, le poète qui a écrit ces vers désespérés ! Il a cru seulement qu'il y avait d'autres souffrances, plus dignes d'être cliantées, que celles de nos amours trompées, de nos vanités blessées, ou de nos vulgaires ambi- tions déçues? Et c'est pourquoi, si les Méditations^ si les Nuits, si les Contcmpiations ont, les unes après les autres, inauguré comme autant d'époques del'histoire de notre poésiecontemporaine, j'aftirme comme vous, et avec vous, Monsieur, que les Poèmes antiques et les Poèmes barbares n'en ont pas ouvert, eux aussi, voilà plus de quarante ans, une moins nouvelle et une moins glorieuse. C'est même ici que, si je l'osais après vous, je développerais volontiers ce qu'il vous a suffi d'in- diquer d'un trait vif et rapide. Encore une fois, je ne saurais ni mieux louer le poète, ni le mieux admirer, pour de meilleures raisons; je ne sau- rais mieux parler de l'homme, avec plus d'ailec- tion ni plus d'émotion. Mais avez-vous bien assez dit toute rimportance de la révolution dont le succès de son œuvre a donné le signal ? Vous nous racontiez tout à l'heure que, dans ces réunions du boulevard des Invalides, oii M. Leconte de Lisle aimait à s'entourer des jeunes admirateurs de son talent déjà mûr, on avait encore « le sentiment du respect » ; et n'ajoutiez-vous pas que l'ardeur même d'une conviction un peu farouche n'empê- \:V2 RKPONSE \v nisr.oriis nr. hkckption cliail |);is celle iiiipalicnlc j('llll(^sse (( de lémoi- ^nor ({uolqiie (léférenco aux grands écrivains qni lavaient précédée ». En ôtes-vons l)ien sûr? ce (|iii s'appelle sur? et vos souvenii's sonl-ils aussi j)récis qu'ils sont sincères?» Le senliiiieiil du res- pect » ! hélas ! Monsieur, soulTrez que je vous (lise à ce propos toule ma pensée, nous ne l'éprou- vons guère, que pour l'exiger des autres ! Nous ne devenons vraimenl respectueux qu'eu nous sentant devenir nous-mêmes respectables. Et comment, aussi bien, respecterions-nous, en littérature ou en art, ceux dont nous ne nous proposons que de défaire l'œuvre, pour la refaire? Malherbe a-t-il « respecté » Ronsard ? Racine a-t-il « respecté » Corneille? Voltaire a-t-il « respecté » Pascal? et lequel de ses })réd('cesseurs dirons-nous que Victor Hugo ait «respecté»? Jean-Raptisle Rousseau peut-être;... et plus tard, le prophète Isaïe! Quelle qiu> fût en tout cas l'admiration de M. Leconte de Lisle pour les grands poètes qui l'avaient précédé, je me la suis toujours imagi- née plus voisine de l'émulation que du respect; et vous me trouverez sans doute bien téméraire ! mais vous m'excuserez; et j'aime à croire que M. Leconte de Lisle m'aurait lui-même pardonné si ma témérité n'est après tout qu'une manière de rendre hommage à son originalité. 11 a voulu faire autre chose que les « roman- DE M. HENRY HOUSSAYE 133 tiques »\ el Ui même est sa gloire, comme celle des « romantiques » est d'avoir, en leur temps, voulu faire autre chose que n'avaient fait les « classiques». Il l'a voulu expressément; il Ta dit en propres termes ; et il y a réussi ! A cet éta- lage d'eux-mêmes dont les romantiques avaient tant abusé, — dans leurs Méditations, dans leurs Contcmplatiom, dans la description enflammée de leurs Nuits; — à leur indiscrète manie de faire leur confession, et aussi celle des autres, sans en être priés, les Poèmes barbares et les Poèmes an- tiques ont donc prétendu substituer, et ils ont en effet substitué une autre conception de la poésie, moins égoïste, moins personnelle, et non pas toul à fait nouvelle, mais renouvelée d'assez loin, et dérivée d'une source moins accessible à tout le monde, et moins trouble, et plus haute. Pareil- lement, si les romantiques, en général, — et à l'exception d'un ou deux... mettons trois! — avaient affecté de dédaigner la correction, la pu- reté, la beauté de la forme, ou si même ils n'avaient pas craint de célébrer le prix de la lai- deur dans l'art, les Poèmes antiques et les Poèmes barliares leur sont venus rappeler, à eux et à toute une école issue d'eux, qu'on n'exprime rien d'immortel que par le moyen de la perfection de la forme, et que l'art, dès qu'il ne tend pas à la réalisation de la beauté comme à sa lin suprême, i3i- luôpoNsi; ai; discoirs dp; uiôc.kption Il osl (|ii mi .( I);il;i(liii;ig(' ». |<]t [xiisqui'iiliii les r()m;inli(|ut^s n'iivaicMil accn'ililt'' celle rlu'lorHjiic ('■Iraiiiic (|ii(' |)i)iii' (Ml linM' le droil de, suivre en tout la libcrli' i\c. leur capiicc ou rii'i'f'^iilariU'' i\{\ leur lautaisio, les Pohrifs liarlxirrs ol les Porntrs ûn//fjifrs oui fi'nioigiit' pai" leur ('\('ni|)le (pic la heaiitc n'élailpas une illusion de nos sens, mais de toutes les r(ialitcs la j)lus snbstanli(dle, comme étant ici-bas la seule qui nons console du mal inguérissable d'exister et de « l'iiorreur d'être bommes » : Elle seule survit, immuable, éternelle ! La mort peut disperser les univers tremblants, Mais la beauté flamboie et tout renaît en elle. Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs. C'est à la belle pièce iVR/ypalir que j'emprunte ces beaux vers. Mais vous rappelez-vous encore l'hymne triomphal du poète à la Vénus de Milo ? Du bonheur impassible ô symbole adorable, Calme, comme la mer en sa sérénité. Nul sanglot n'a brisé (on sein inaltérable. Jamais les pleurs humains n'ont terni ta beauté! Et dans vingt autres pièces de M. Lecontc de Liste, ni vous ni moi, Monsieur, ne serions embarrassés de retrouver la même idée. Il n'y en DE M. IIEXRY HOUSSAYE 135 a pas de moins romantique, s'il n'y en a pas de plus classique, ou de plus grecque ; et c'est jus- tement où j'en voulais venir. A Dieu ne plaise que je méconnaisse le service que le romantisme a rendu jadis à nos lettres françaises en leur ouvrant du côté du Nord des horizons ignor('s! ei, si j'en éprouvais la regrettable tentation, le poète de f Epéc frAnganli/r et du Cœur de Hlalniar m'avertirait de n'y point céder • Je lui ferais tort d'une moitié de son œuvre. J'ou- blierais que, si la splendeur des étés des tropiques rayonne, pour ainsi dire, de quelques-uns de ses vers, il a su, dans quelques autres, qui ont le dur et froid éclat de la glace, trouver le secret de condenser toute la tristesse des brumes du pôle. Mais pour admirer les Nibchingen ou YEdda Scandinave, il n'a pas pensé qu'il fîit nécessaire de leur sacrifier Vlliade ou le Ramayana. En s'inspirant à des sources nouvelles, il ne s'est pas détourné pour cela des anciennes. Au contraire, il en a résolument appelé de la condamnation que le romantisme avait prononcée contre la tradition gréco-latine. Homère et Hésiode, Pindare, Eschyle et Sophocle, Euripide, Lucrèce, Virgile, Horace, il les a lus et relus ; il les a aimés; il les a imi- tés ; il les a môme traduits. Et je ne répondrais pas qu'il en ait toujours ressaisi le vrai caractère, mais, en les remettant en honneur, il nous a 130 RÉPO^sl■: AT Discorus diî uI'XKptkin connue rallaclirs à nos M'aies orlii^incs. La cliaînc, un mouuMit l)ris(M' ou inlorronipue, s'est reuouée. Nous avons vu clair dans notre propre i;('nie. Et nous n'avons pas renoncé aux acquisitions dont le roniaulisme avait fait pour notre poésie fran- (;aise un durable enrichissenuMit, nuiis [)lutot, c'est depuis lors que nous nous les sommes véri- lablemcnt appropriées, ou qu'elles sont devenues tout à tait noires, en accej)lant la discipline et le jouj; [)lus étroits de la l"onn(> classique. I''t, si ce retour à la tradition n'aura peut-être pas moins d'importance un jour que le mouvement violent par lequel, au début de ce siècle, nous nous étions écartés de nos anciens maîtres, le principal mérite en revient à M. Leconte de Liste. Dirai-je, Monsieur, qu'à cet égard vous avez continué son œuvre? Oui; si je ne craignais d'(;fl"a- roucher votre modestie... Mais je puis bien sup- poser, et j'ai toutes sortes de raisons de croire que cette commune admiration de l'antiquité n'a pas été, entre vous et notre illustre confrère, le moindre lien d'une commune amitié. Vous étiez bien jeune, en 1867, quand vous lui fûtes présenté pour la première fois! Mais vous étiez déjà l'auteur d'une élégante Histoire itApclles! Mais vous reveniez déjà d'Athènes! Mais vous aviez formé le projet d'écrire votre savante Histoire cV Alcibiade ! La guerre de 1870 vous arrachait à vos travaux; et. DE M. HENRY IIOUSSAYE 137 comme nous tous, pendant une année presque entière, vous cessiez de vous appartenir. Mais à peine les événements vous remettaient-ils en pos- session de vous-même que vous repreniez l'œuvre un moment suspendue. « La plus riche vie, — a dit Montaigne, — qui ait été vécue entre les vivants et étoffée de plus de riches parties, et désirahles, c'est, tout considéré, celle d'Alcibiade. » Du moins n'en voit-on guère dont les contrastes soient mieux faits pour séduire une imagination d'historien :je suis de ceux, vous le savez, qui ne conçoivent pas qu'il y ait d'historien sans un peu d'imagination. Votre livre justitiait l'opinion de Montaigne; et l'Académie française vous couronnait. Animé par ce premier succès, vous méditiez un sujet plus vaste; vous rêviez d'écrire V Histoire de la Con- quête de la Grèce par les Romains ; vous en amas- siez lentement les matériaux; et, à la vérité, vous ne les mettiez pas, vousne les avez pas mis encore en œuvre... Tant de choses, dans la vie que nous menons aujourd'hui, nous font, sans le vouloir, infidèles à nos premiers rêves! Mais vous ne l'étiez pas à votre amour du grec, et je me permets de vous en féliciter. Je ne me le permettrais pas si vous n'étiez qu'un simple « professeur ». Nous autres professeurs, — j'essaierais en vain de me le dissimuler, — on nous accuse couramment d'avoir inventé l'antiquité... 138 ni:P0Nsr; \r niscoriis m; iikcki'tion |)i)nr cil vivre; et au l'ail, nous en vivons, dune niauiri'c rru^ajc. il csl vrai, mais nous en vivons. Nous somnu's donc un peu suspects lorsque nous disons que l'Iùii-ope sans les Grecs ne serait pas l'Europe ; <|ue, des ciiK] parties du monde, si la plus pelilc a tenu dans l'Iiisloii'e le ji'ile (jii'ellc y joue depuis trois mille ans, c'est à eux cju'elle Ui doit; q ue, dans les journées immortelles de Salamine et de Marathon, il nous ont sauvés, nous, — et nos des- cendants, je l'espère, — nos arts, nos sciences, notre civilisation tout entière, de la ruine hon- teuse dont nous menaçait la harbarie de l'Orient. <( Du côté de l'Asie était Vénus, c'est-à-dire les plaisirs, les folles amours et la mollesse; du côté de la Grèce était Junon, c'est-à-dire la gravité avec l'amour conjugal, Mercure avec l'éloquence, Jupiter et la sagesse politique. Du côté de l'Asie était Mars impétueux et brutal, c'est-à-dire la guerre faite avec fureur; du côté de la Grèce était Pallas, c'est-à-dire l'art militaire et la valeur con- duite par l'esprit. La Grèce, depuis ce temps-là..., ne pouvait souffrir que l'Asie pensât à la subju- guer, et, en subissant ce joug, elle eût cru assujet- tir la vertu à la volupté, l'esprit au corps, et le véritable courage à une force insensée qui consis- tait seulement dans la mnllilude. » Nous sommes suspects, je le sais bien, quand nous répétons ces paroles, qui ne sont cependant pas d'un«profes- DE M. HENRY HOUSSAYE 139 seiir » mais d'un évèqiie'! Et nous le sommes encore quand nous saluons dans les Grecs les ouvriers de la Renaissance; quand nous voyons en eux les maîtres de nos Ronsard, de nos Racine, de nos Fénelon, de nos Chénier; quand nous insi- nuons enfin que, s'il y a d'honnêtes gens partout, il n'y a pas « d'honnête homme » sans un peu de grec. Nous sommes dans le pays de Molière! et cette opinion a contre elle d'avoir été partagée par Vadins ! Mais, au lieu de venir de nous, quand de pareilles affirmations lombinit des lèvres d'un grand poète comme M. Leconte de Liste, ou quand elles viennent de vous, Monsieur, le monde s'avise à ce coup que. pour préférer les dialogues de Platon ou les discours de Démosthène... à d'autres, on n'est point forcément un pédant, et que l'on peut môme en être le contraire. Ce que le public ne comprenait pas, que l'on fît du grec pour rien, pour le plaisir, — sans un commandement exprès du roi, — je veux dire sans une espèce d'obliga- tion alimentaire, il commence à l'entendre. Votre exemple lui sert d'une leçon, ou tout au moins d'un avertissement, et en même temps qu'il ne cache pas sa surprise, son étonnement joyeux, de retrouver sous l'helléniste un parfait Parisien, les philologues, les archéologues, les épigraphistes, 1. Bossuet. Discours sur VHisloire universelle. 140 RKPONSE AU DISCOURS Di: IllCCi:!' l'iON l(>s nimiisinaLes vous en sonl rcconiiaissaiils corn mc (Ic la plus gracieuse des llalterics. Avouez, Monsieur, ([ue vous y avez mis quelque coquetterie. J'ai lu de vous un M&moire sur it» rase antique du muscn tlu Btirhakion ; et j'en sais un autre sur : /r Soinhrr (/rs ci/of/c/is (/'A/Iir/irs au v° siècle avuul frrr ckréiienne ; ce sont là, conve- nez-en, des sujets bien aust("^res. J'ai souvenance encore d'un arlicle retentissant où vous protestiez, — non sans éloquenc(5 ni sans ([uelque apparence déraison, — contre les libertés un i)eu vives {|ue se sont permises quelques hommes d'infiniment d'esprit avec les plus poétiques fictions de la mytho- logie et de l'épopée grecques. Vous ne consentiez point que l'on s'égayât aux dépens du roi Ménélas et, dans l'éloignement du temps, il vous semblait que ses infortunes eussent revêtu quelque chose d'auguste. Mais, Monsieur, et Aristophane? Vous rappellerai-je le mot de ce vieil helléniste qui ne se lassait pas de faire expliquera ses élèves. — de grands élèves, — les Nuées ou les Grenouilles? A la vingtième explication, raconte Sainte-Beuve, il en riait comme au premier jour, plus qu'au pre- mier jour; il en trépignait d'aise; et il en rougis- sait, car il était pudique; et il s'écriait : « Ah! Messieurs, quelles canailles que ces Grecs, mais qu'ils avaient donc de l'esprit! » Oui ! et de cette sorte d'esprit qui consiste à savoir au besoin se DE M. HENRY HOUSSAYE 141 moquer de soi-même ! Mais n'est-ce pas aussi pour- (luoi nous ne sommes point tenus d'avoir pour leurs dieux plus de vénération ou de piété qu'ils n'en avaient? Si nous voulons un jour nous indi- t;ner contre la Belle Hélène, je vous propose, Mon- sieur, d'attendre qu'Aristophane ait corrigé ses (irenouilles. Je n'insiste pas, après cela, sur la très ingénieuse, mais un peu paradoxale réhabilitation que vous avez tentée de Byzance! « A voir dans l'hippodrome le peuple abandonné à lui-même, (liant, riant, acclamant, murmurant, sans s'inquié- ter de la présence de l'Empereur, on croirait un peuple heureux et libre », écriviez-vous un jour à ce propos! C'est ainsi qu'un amant dont l'ardeur est extrême Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime! Vous avez aimé la Grèce et l'hellénisme jusque dans leur décadence; — et moi, j'avais tort. Monsieur, quand je vous accusais tout à l'heure de coquetterie, car j'entrevois maintenant le vrai motif de vos prédilections. C'est que Byzance nous a conservé « le trésor des lettres grecques » et, — n'est-ce pas vous qui en faites quelque part l'observation? — « il n'y a pas longtemps encore que l'on attribuait à Ana- créon des odes exquises, composées durant les premiers siècles de l'Empire par quelque obscur 142 HKPONSK AU rHSCf»i;US de HÉr.RPTIOiN' poêle byzantin ». Vous èles reconnaissani aux artistes byzantins de nous avoir transmis « les ti'a- ditions du style idéal et la pratique de l'art ». Vous vous souvenez qu a Venise, tout le long du Grand Canal, si ([iiel(|iie palius d'iiu stybi à la lois jdus étrange et plus original altire ctenchante nos yeux, il est d'arcliitecture byzantine. Vous ne pouvez pas oublier que les fresques du mont Atbosont inspiré Cimabué. Et les noms des Clirysoloras et des Théo- dore de Gaza, ceux des Chalcondyle et des Lascaris sont inséparables pour vous de ce grand mouvement d'idées que l'on a si justement nommé du nom de Renaissance. Vous êtes artiste ! et je dois convenir que, si Byzance n'a rien qui puisse lixer la médita- tion du philosophe, en revanche, pendant plus de mille ans, rien ne lui a manqué de ce qui peut, de ce qui doit intéresser, retenir et charmer une âme d'artiste. Vous l'avez bien prouvé, dans votre vivante étude sur F Impératrice Throdora^ cette courtisane couronnée, dont la figure a également séduit l'un denosplus érudits etde nosplus brillants confrères. Féconde en drames sombres, oii la corruption luxueuse et demi-barbare de l'Orient se mêle aux raffinements de la civilisation gréco-latine expi- rante, riiistoire du Bas-Empire n'est pas moins riche en impressions d'art. Et qui pouvait y être plus sensible que vous, l'historien du peintre Apelles? vous, que les arts de la Grèce avaient déjà conquis DE M. IIRXRY HOUSSAYE 143 à l'âge où l'on est encore sur les bancs du collège? et vous, qui ne vous délassiez de vos autres travaux qu'en e'tudiant l'Antiquité au salon de 1868? Je ne saurais omettre, en effet, de rappeler la trace que vous aurez laissée dans l'histoire de la critique d'art. J'avais bien lu vos Salons^ mais j'ai voulu profiter de l'occasion qui s'offrait à moi de les relire, et, — rassurez-vous, — je n'aurai garde, pour les louer, de les comparer à ceux de Diderot. Ce Diderot, qui passe pour avoir créé la critique d'art en France, l'y a peut-être pervertie! Pour moi, j'aime justement vos Salons de ne pas res- sembler aux siens. Si je regrette que vous n'ayez pas cru devoir persévérer dans cette voie, c'est pour la môme raison. Et, pour la même raison, je me plais à songer qu'un jour ou l'autre nous vous y verrons revenir. Car je n'ai point, je vous l'avoue, la prétention d'être un grand connaisseur d'art, et, au Salon de peinture comme à l'Opéra, je me contente d'aimer ce qui me fait plaisir. Mais c'est un tort! c'est un grand tort! et je m'empresse de confesser qu'il n'y a pas de plus fâcheuse erreur : il n'y en a pas de plus grave, de plus préjudiciable aux intérêts des artistes eux-mêmes et de l'art. Oîi irions-nous, si nous érigions notre goût personnel en mesure, et surtout en règle de nos jugements? Aimer ce qui nous fait plaisir! Mais, en matière d'art comme de 144 RÉPONSE AT niSCOL'RS DK ÎIÉCRPTION lilU'raliirc cl (•(•iiiiiic iiiissi bien dans la vie, loiilo une part de noire probité ne consiste qn'à réagir contre nos impressions. VA, si nous n'y réussissons pas, qu'arrive-t-il de nous ? Vous le savez. Monsieur, c'est alors que, comme Diderot, nous mêlons, nous confondons, nous brouillons tout ensemble. Nous louons comme lui les qualités liltéraires d'un tableau. Nous admirons d'une statue les intentions morales. Onnous entend parlerd'un peintre comme nous ferions d'un romancier. Que vous dirai-je de plus? Nous nous engageons sur la pente glissante qui mène à l'admiration de la litiiographie senti- mentale : /e Df'jjarl dr rE/z/igraut ou /e Ciu^é con- ciliateur^ et la pente est de celles que l'on ne remonte point. C'est que nous manquons ici de guides, et dès qu'il en surgit quelqu'un, il meurt, — comme Eugène Fromentin, — à moins encore qu'à peine nous mettions-nous en chemin pour le suivre il nous abandonne, — comme vous. Non que l'art et la littérature soient étrangers ou excentriques l'un à l'autre ; et, pour peu qu'il les prenne assez superficiellement, un homme d'esprit ne tarde pas à découvrir entre eux des rapports qui l'étonnent lui-môme. Mais c'est au point précis où ces rapports s'évanouissent que commence la vraie critique d'art. Si donc deux peintres ou deux sculpteurs traitent le même sujet, s'ils nous DE M. IIENRV llnlSSAVE 145 montrent la môme Madone avec le même enfant, on la même Jeanne (TArc, je voudrais que l'on me dit en quoi ces Jeanne (VArc ou ces Madones diffèrent ; et que Ton me Texpliquât par des raisons techniques, par des raisons tirées de l'art ou du métier même du sculpteur ou du peintre. Il doit y avoir de ces raisons. Ou plutôt, il y en a, j'en suis sûr, puisque Eugène Fromentin, dans ses Maîtres d autrefois, nous en a donné quelques-unes ; et tels encore de nos confrères, M. Eugène Guillaume, dans ses savantes leçons du Collège de France, ou M. .Jules Breton, dans sa toute récente autobiographie iïUn Peintre pai/san. D'une manière de dessiner ou de peindre à une autre manière, il y a autant de différence que du style de Corneille à celui de Racine ; et cette différence est « technique » ; et je voudrais qu'on me la fît en- tendre. « Après cela, dit Benvenuto Cellini dans un passage souvent cité, tu dessineras l'os qu'on appelle sacrum : il est très beau ! » Je voudrais savoir ce qu'il y a de si beau dans l'os qu'on appelle sacrum 1 Et quand je le saurais, quand nous le saurions, si l'on persistait à faire de la littérature à propos d'une toile ou d'un marbre, on le pourrait, on en ferait ! Mais nous, en attendant, nous aurions appris quelque chose ! Nos opinions ne seraient plus la naïve et mobile expression de notre incom- pétence ! Il y aurait enfin une critique d'art, et 10 146 HKrorssi: m discoiiis di: ukcki'I'ion non plus seuleniLMil, à |)r()[t()s d'arl, de la crilique encore et toujours purement liltéraire. Vous étiez digne, Monsieur, de poursuivre celle entreprise. Vous aviez tout ce qu'elle exigerait, pour être conduit»' à bojine lin, de connaissances exactes, de sûreté de goût, d'intelligence du métier. Vous nous eussiez donné, sans alTectalion de pédantismc, cette langue nouv{;Ile, ce vocabulaire encore ;\ naître, dont la vraie criti(|ue d'art aurait besoin avant tout. Vous n'auriez certes pas versé dans notre vieux Dictionuaire Targot des ateliers, mais vous l'eussiez comme filtré, traduit en clair, transposé dans la langue de l'usage. Et ce que d'autres ont ainsi fait pour la théologie, pour la philosophie, pour la science, vous l'auriez fait pour l'art, — si vous l'aviez voulu ! Mais d'autres études vous appelaient. Erudit et artiste, l'histoire vous tentait, sinon la politique, l'histoire contemporaine, l'histoire d'hier, celle qui se continue toujours sous nos yeux. Vous n'en disiez rien à personne ; vous dissertiez très congrûment sur la Loi agraire à Sparte; vous nous racontiez le Premier Siège de Paris, par Labiénus, en l'an 52 avant l'ère chré- tienne; vous discutiez les théories du « natura- lisme » et les procédés de « l'impressionnisme » dans l'art. Mais, tandis que l'on vous croyait tout occupé de peinture moderne ou de poliorcétique antique, vous relisiez la Correspondance et les DE M. HENRY IIOUSSAYE 147 Mémoires Je Napoléon ; vous compulsiez les archives du ministère de la Guerre ; vous parcouriez les champs de bataille de la Champagne et de la Belgique ; — et vous écriviez vos belles histoires de 1814 et de 1815. Nous assistons, depuis quelques années, à un réveil inattendu de la légende napoléonienne ; et si je dis que, de ce réveil, votre 1814 a été le premier signal, je ne pense pas, Monsieur, que la remarque en soit pour vous déplaire. Les Mémoires de Marbot, — qui nous ont r('V('lé dans ce colonel de hussards un si remarquable émule de l'auteur des Trois Mousquetaires, — n'avaient pas encore commencé de paraître ; et la dernière image que nous eussions de Napoléon, la plus récente, c'était celle que Taine en avait si profondément gravée dans ses Origines de la France contonporaine. On s'accorde communément à la trouver aujourd'hui plus vigoureuse que ressemblante. L'image que vous nous avez donnée de cet homme extraordinaire est-elle plus fidèle ? Ce que je crois du moins que l'on peut dire, c'est qu'elle est différente ! Mais elle a surtout quelque chose de plus héroïque; et, sachant bien que l'adversité sera toujours l'épreuve de la véritable grandeur, vous n'êtes pas allé choisir, pour essayer de ramener à lui nos sym- pathies hésitantes, le négociateur de Léoben et de Campo-Formio, ni le vainqueur d'Austerlitz et 118 i!i';p()Nsi'; AU i»isc(iius di: ukcrption d'Ii'iia, ni le lrioin|)hal(Mir de Tilsil ol dl'li'liii'l, mais le glorieux vaincu de la caui[)ai;ne de France. Les meilleurs juges, les plus autorisés, ont rendu j)leine justice à la générosité de votre inspi- ration, à la précision de votre méthode et à la luci- dilé de voire réeil. " .le ne crois j)as (|ue nulle part, a écrit un de nos conirères, celte merveilleuse et lamentable campagne de France ait été exposée plus clairement et mieux mise à la portée des lecteurs les moins familiers avec les notions techniques. On voit nettement que dans aucune des phases de son incomparable carrière Napoléon n'a déployé plus de ressources de génie que dans cette lutte désespérée. Jamais soleil couchant n'a jeté plus de feux. Aucun spectacle n'est plus saisissant que celui de cet homme seul, n'ayant j)Our se défendre qu'une armée déjà décimée et des conscrits recrutés d'hier, qui fait tète aux légions de l'Europe entière et à tous leurs souverains accourus pour se repaître de ses dépouilles. Rien de plus dramatique que de le voir enfermé dans le cercle de fer qu'il brise à plusieurs reprises par un coup de force et d'éclat, mais qui se reforme impitoyablement et le serre de plus près d'heure en heure, jusqu'à ce que l'hallali final de cette chasse humaine sonne sous les murs mêmes de la capitale ^ » 1. Duc de Broglie [Correspomhinl du 2o juillet 1893). DE M. HE^RY HOUSSAYE 149 Et, pour obtenir cet effet d'émotion, comment vous y êtes-vous pris ? Vous avez laissé parler les faits. Ce que tant de vos prédécesseurs avaient cru devoir arranger ou dramatiser, vous avez compris, Monsieur, qu'il suffisait de l'exposer nûment. Vous avez, jour par jour, — et presque heure par heure, — avec une abondance, et en même temps une exactitude dont je ne connais que bien peu d'exemples, reconstitué toute une année d'histoire. C'est pourquoi, s'il n'y a rien de plus « dramatique », il n'y a rien aussi de plus simple, de plus uni, de plus savant d'ailleurs en sa sim- plicité que votre 1814. Et il n'y a rien de plus vivant, parce que tant de menus faits, sous le noin])re et le poids desquels un moins habile eût sans doute plié, ne vous ont servi qu'à nous montrer l'ànie môme de la France engagée dans cette lutte suprême et qu'.à mêler ainsi, dans le cours entraînant de votre narration, au désespoir d'un seul homme, les angoisses de toute une grande nation. C'est ce qui m'empêche, Monsieur, d'opposer à mon tour mon Napoléon au vôtre, ou plutôt, et plus modestement, si je ne saurais partager tout ce que Napoléon excite en vous d'admiration, c'est ce qui m'empêche de le dire trop haut. Je songe au mot du moraliste : « Orgueil, contrepe- sanl de toutes les misères!» et quand j'évoque I!'>0 ItKlMlNSi: AI DlSCdritS PK lîKCKI'TlON aprrs vous laul de noms ('clalaiils de \ idoii'cs, vous ne pense/. |)as (|ue j'ost^ dispiiler ma rocon- iiaissaiH'f à riiomm('(|iii lésa |)oiii' jamais inscrits dans les annales de la patri(\ Si grande que lui notre ancienne France euti-e les nations, Napoli'on l'a faite plus grande encore. Vous ne croirez pas davantage que, si je me renlermedans nos propres frontières, j'admire nK'dioci'enient cette organisa- lion intérieure donl il a jeté, voilà tantôt cent ans ou consolidé, de sa main toute-puissante, l'une après l'aulre. toules les base-i. Mais, pai'mi tant de splendeurs, si je ne puis fermer l'oreille à tant de plaintes ou de malédiclions dont les mères, dont les peuples, dont quelques-uns de ses serviteurs ont chargé sa mémoire, ne le com[>ren- drez-vous pas? J'entends la voix de Chateaubriand, et celle de M""" Staël ! J'entends la voix du plus généreux de nos poètes, — c'est Lamartine, à qui vous ne refuserez pas ce tilre! — je l'enlends nous rappeler ce temps « où il n'y avait pas une idée en Europe qui ne fût foulée sous le talon, pas une bouche qui fut bâillonnée par la main de plomb d'un seul homme ^ » ; j'entends Augus- tin Thierry professer «de toute la conviction de son âme son aversion du régime militaire^» ; j'entends Auguste Comte « flétrir de toute son 1. Lamartine, Des destinées de la poésie. 2. Augustin Thierry, Dix ans d'études Itistoriques. DE M. IlENHY IIOUSSAYE 151 énergie l'usage profondément pernicieux que lit de sa toute-puissance l'homme investi par la for- lune d'un pouvoir matériel et d'une confiance morale qu'aucun autre législateur moderne n'a r(*unis au même degré' ». Et je veux bien qu'ils exagèrent! Poètes et philosophes, ils parlent de Napoléon comme ils feraient de l'un d'eux, en politiques autant qu'en historiens. Ce qui n'em- pêche que, s'il fallait opter, c'est avec eux, c'est à leur suite que je me rangerais, — non sans quelque tristesse, et peut-être quelques remords, — mais avec la conscience de défendre contre les retours de popularité d'une grande mémoire les deux libertés qui nous importent d'abord à nous qui écrivons, et qui contiennent peut-être toutes les autres : celle de penser comme nous voulons et celle de parler comme nous pensons : sentire qnse velu et dicere qnse sentias. Vous m'avez épargné la difficulté de ce choix, et je vous en remercie. Vous avez bien pu, dans votre 1814 et dans la première partie de votre 1815, vous faire quelque illusion, à mon avis du moins, sur la profondeur et l'universalité des sen- timents que l'abdication de l'Empereur et son retour de l'île d'Elbe avaient remués dans l'âme populaire. Mais votre instinct patriotique, supé- 1. Auguste Comte, Cours de philosophie positive. lî)2 HKI'O.NSI', AI' DlSCOl ItS I)K lîKCKI' IK >i\ riiMir à loules les discussicms, ne vous a pas Iroiupé. Car c'est aloi's, oui, c'est alors, eu celle aum'^e 1814, que s'est cdînine achevée l'iiuiou de l;i Frauce ;Lvec l'l!]ui|)er('iir ; et ce (|iie latit de pi'ospéi'ilés iravaieut pu l'aire, c'est le malheur (|ui l'a cousoiuiué. De l'homme d'Arcole et de Kivoli, vous l'ave/ hien vu, Monsieur, c'(;st Montmirail et Ghauijiiuiiierl (pii out l'ait l'honinie de la France. En ces joui-s d'épreuve, si rien d'hu- main « n'avait hattu juscpralors sous son épaisse armure», il s'est seuli li(', par des fihres plus intiuies, |)liis r('sislaules (|u"il ue le savait hii- môme, à son peuple lidèle; et ce peuple a com- pris qu'il n'y allait plus, dans cette héro'ique agonie, de la fortune ou des ambitions d'un seul homme, mais des destinées et de l'existence do la patrie commune. Ce que vous avez si hien montré dans votre iSi4, réussirez-vous à nous le montrer égale- meut dans la seconde partie de votre iSi^? et quand il vous faudra juger la désastreuse aventure des Cent Jours, comment la jugerez-vous? C'est ce que je ne veux pas examiner, mais vous pourrez toujours dire que, si Napoléon n'était que le vain- queur d'Austerlilz et d'Iéna, il n'y aurait pas de « légende napoh'onienne », et qu'en réalité c'est Waterloo qui l'a comme sacré pour nous. Sa légende est née du sein de la défaite, comme DE M. HENRY HOUSSAYE J53 presque toutes nos légendes nationales, qu'il semble que Ton ait inventées, ou qui se soient formées crelles-mèmes, pour protester au nom de l'idée vaincue contre la basse religion du succès. Et c'est pourquoi, Monsieur, si je ne puis former de vœux qu'il apparaisse un nouveau Napoléon parmi nous, si j'en forme même de contraires, je n'ai cependant pas peur de voir se propager la légende. Le premier devoir de la solidarité nationale est de nous l'anger, dans la détresse, autour de ceux dont la gloire, en des temps plus heureux, a rejailli sur nous; et, regardons-y bien, n'est-ce pas là tout ce que nous verrons dans cette évocation ou plutôt cette multiplication de l'épopée napoléonienne par le livre, le journal et l'image? J'aurais terminé. Monsieur, si je n'avais négligé jusqu'ici toute une partie de votre œuvre, qui n'est peut-être pas celle où vous attachez vous-même le plus de prix, mais dont j'ai quelques motifs de faire une estime particulière. Au milieu de tant de travaux, — si divers, et si sévères, — que vous meniez de front avec une élégante aisance, vous ne vous désintéressiez de rien de contemporain, et, collaborateur assidu du Journal des Débats, vous trouviez, entre une lecture de Thucydide et une séance aux archives de la guerre, le temps de feuilleter tout ce qui se publiait de romans, de loi RÉl'ONSt; AU DISCOURS DK II KCi:!' IION voir tout ce (|ui se jouiiil do dramos, de lire loul ce qui se riniail do vers. Vous no vous coutcnliez pas de le voir ou de l'enleudre; vous (mi disiez votre seuliuuMit, avec votre franchise, avec vnirc vivacité de pluni(% avec votre courage liaiiiluels. Ni les ^lands mots ne vous en impo- saient, ni les clameurs des coteries ne vous intimidaienl, ni le tapage croissant de «la réclame » ne vons découragcail. Vous aviez la conscience de combattre le bon combat, et vons ne doutiez pas que la victoire ne dût iinir par vons demeurer. Je dirai qu'en elîet c'est ce qui est arrivé si, dans le même temps, non loin de vous, je n'avais un peu livré la même bataille, et qu'ainsi je n'eusse l'air, en vous complimentant, lie me complaire moi-même dans mes propres souvenirs. Ne le disons donc pas; — mais, sans nous flatter d'y avoir aucunement contribué, ne pou- vons-nous du moins constater, au nom d'un intérêt d'art qui nous dépasse l'un et l'autre, que, presque tout ce que nous demandions, nous l'avons obtenu? L'imitation de la nature, qui est le commencement de l'art, n'en saurait être ni l'objet ni surtout le terme. Convaincus de la vérité de ce principe, nous demandions que l'artiste, s'il devait se résigner à n'être désormais que le miroir de la réalité, la reflétât LE M, HENRY HOUSSAYE 155 (lu moins tout entière, et que l'on retrouvât, dans limage qu'il en donnerait, quelque chose de la variété, de la diversité, de la complexité de la nature. Faisant un pas de plus, nous demandions qu'il ne s'arrêtât pas k la superficie des choses, mais qu'il essayât d'en saisir et d'en exprimer le sens intérieur, la signification ultérieure et cachée. Nous demandions encore qu'il ne se fit pas un jeu cruel des misères de l'humanité, mais qu'il mît un peu de son cœur dans son œuvre, et qu'il comprît, qu'il sentît, qu'il aimât « la ma- jesté des souffrances humaines ». Et nous deman- dions enfin, nous lui demandions de se souvenir que ce n'est pas l'homme qui a été inventé pour l'art, mais l'art qui a été créé pour l'homme, et par l'homme, pour nous être une consolation de la vulgarité de l'existence, une invitation quo- tidienne à nous élever au-dessus de nous-mêmes, et quelque explication du mystère de notre des- tinée. C'est le changement que nous avons vu, Monsieur, s'accomplir depuis quinze ans, et nous avons au moins le droit de nous en réjouir en- semble ? Aussi bien, Est-ce un droit qu'à la porte on acquiert en entrant ; et ces idées, vous ne l'ignorez pas, forment la substance de tout ce que l'on s'honore ici de cou- i:iC niOlM^NSI". Al' DISCOURS DE M. II. IIOl'SSAYE srrvoi" sous le nom de liMililion. (( (le (pi on lout lt'm|)S il y a de plus vivant dans le présent, ainiait à dire un de nos confrères, c'est pent-èti'e le passé )) ; et il enlendait par là (jne, sous la llui- dité continuelle d(;s apparences, il y a pourtant quelque chose qui dure et qui demeure. Nos morts ne. retournent pas tout entiers au néant; et nous ne vivons généralement (jue de l'héritage qu'ils nous ont transmis. N'est-ce pas ce que nous croyons, ce que nous avons toujours cru, vous et moi, comme lui? Si je chej'che la raison de cett(î vivacité que vous avez qucdquefois portée dans la eiàlique des œuvres contemporaines, n'est-ce pas là que je la trouverai? comme aussi la raison de la (idt'dité que, sans en être moins parisien, vous garderez toujours à l'hellénisme et à la (irèce? Vous ne voulez pas que la religion de la beauté soit donnée en proie à de nouveaux barbares. FA, puisque là encore est la raison de l'admiration, de Tallection que vous éprouviez pour votre illustre prédéces- seur^ je ne sais si c'est l'une des raisons du choix que l'Académie a l'ait de vous pour lui succéder, mais elle n'en pouvait faire un qui fût, je l'ose dire, plus agréable à une grande ombre ; et je souhaiterais, Monsieur, que vous eussiez retrouvé quellent que nous ne sommes pas nés uniquement pour nous! Ils nous rappellent aussi que, tous tant que nous sommes, quand nous les aui'ons rejoints, c'est alors seulement que l'on saura ceux d'entre nous qui ont vraiment vécu. Ce sont là des services! et en voici d'autres encore. I^e respect de la tradition, mes enfants, c'est la condition même de la vraie liberté de l'esprif.. Car enfin qu'est-ce qu'un esprit libre? Serait-ce, par hasard, — comme on Ta dit au siècle dernier de la célèbre M""" Geotlrin, — un esprit « qui respecterait dans son ignorance le principe actif et fécond de son originalité' » ? C'est quelquefois ainsi qu'on l'entend de nos jours. 1. Bossuet. 2. Garât, Mi-moires sur M. Suard, J, 303. DU COLLÈGE STANISLAS 163 Et, au fait, voulez-vous découvrir la Méditerra- née? Il sera bon, évidemment, de commencer par en ignorer l'existence. Mais, à vrai dire, un esprit libre, c'est un esprit qui, s'il n'est pas esclave des '( préjugés » du passé, ne l'est pas davantage des « nouveautés » de son temps, parce qu'il se doute bien qu'elles deviendront un jour des vieilleries ; — c'est un esprit qui ne croit pas que la vérité l'ait attendu lui-même pour se communiquer au monde ; — c'est un esprit qui sait combien il y a peu de chose en lui qui lui appartienne, qui n'y soit l'hé- ritage de sa race, la continuation de l'histoire, et le legs de ses pères; — c'est un esprit enfin qui s'est formé dans le commerce et dans la fréquentation des autres, ouvert à toutes les idées, assoupli par l'exercice, élargi par la comparaison, enrichi par l'expérience ; et qu'est-ce que la tradition, sinon le trésor héréditaire de l'expérience de l'humanité? Les connaissances qu'une vie tout entière, que plu- sieurs vies de labeur et d'application ne sufhraient pas à nous permettre d'acquérir, la tradition les met presque d'un seul coup à notre disposition, pour y puiser selon nos besoins ; et voilà pourquoi, mes amis, si la liberté de l'esprit se mesure à l'étendue de Texpérieuce et à sa diversité, l'une au moins des conditions nécessaires s'en trouve dans le respect de la tradition. Il fait également l'une des conditions du dénn- Ifii DlSCOllHS POl!U \,\ DISTMIlUniON DES PRIX ' Irrcssnin'nt inlclh'ctuc/ ; i)iiis(|ii(', IiôIms! il n'y u l'ien qui nous soit ])Iiis dit'licilc au monde, vous l"(5prouverez à volro louj-, que do nous détacher y\{.^ nous-inrnics, cl je ne dis ])as d ;i^ir, mais de penser ou d(> rêver seulement, en dehors de touliî préoccuj)ation d'intérêt ou d'utilité. C'est justement à quoi nous aide le respect de la tradition! C'est lui qui nous enlève à ce genre de pj-éoccupatioas égoïstes; et, grâce à lui, voici que nous ne n'dou- tons plus les conséquences de nos jugements. Nous ne trouvons plus en nous de raisons qui s'opposent à l'évidence de la vérité ni qui lui disputent l'au- torité de son empire. Nous nous hahi tuons à voir les choses en elles-mêmes, telles qu'elles sont; et nous ne leur devenons pas étrangers ou indilfé- rents pour cela, mais nous leur devenons en quelque sorte supérieurs. Si nous lisons par exemple f Iliade ou r Odyssée, nous ne mêlons dans notre lecture aucune de ces arrière-pensées, aucun de ces partis pris qui nous empêchent trop sou- vent de rendre justice à nos contemporains. Nous ne craignons pas, si nous nous rangeons du côté de César, que les Pompéiens nous accusent de trahir la cause de la république. Et, si nous met- tons la morale de Marc-Aurèle au-dessus de celle d'Epicure, nous sentons bien que ce ne sont pas nos préférences personnelles qui ont décidé de notre choix, ni notre intérêt, ou nos préventions, DU COLLÈGE STANISLAS 165 mais la seule force de la vérité. C'est ainsi que, dans le commerce de la tradition, nous faisons l'apprentissage du désintéressement de l'esprit. Nous nous y dépouillons et, comme on dit, nous nous y déprenons de nous-mêmes. A la lumière du passé, moins crue, plus douce, et surtout moins changeante, plus égale, nous apprenons à distin- guer en nous ce qu'il y a d'égoïste et de personnel, pour n'en retenir que ce que nous y trouvons d'éternellement humain. C'est ce qu'on appelle « faire ses humanités ». La conversation des « plus honnêtes gens des siècles passés », — vous reconnaissez l'expression de Descartes, — nous restitue nous-mêmes à nous-mêmes, entendez à ce qu'il y a de plus noble dans notre nature ; et, en nous faisant concitoyens de tout homme qui pense, la tradition triomphe en nous de ce que le temps et les circonstances mêlent toujours à nos propres idées d'accidentel, de relatif et de péris- sable. Il s'ensuit de là que, bien loin d'être hostile ou contraire au Progrès, le respect de la tradition en devient la condition même. « La science n'avance, a dit un illustre savant, que par absorption des vérités anciennes dans une forme scientifique nou- velle'»; et j'arrange un peu sa pensée, mais je 1. Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, p. 72. 1()(t Disiionis l'oru LA nisriiiiti rioN dks i-nix ne crois pas (|iio l'on puisse mieux dire. On ne sanrail concevoir de j)ro^rès sans une (radilion (|ni lui serve de point de départ on de hase, de raison d'être on de matière, et, s'il est vrai (|ue lien ne se jxM'de, ce qui est encore presqne plus vrai, c'est que rien ne se crée, mais loul se d(''\('lopi)('. Représcnlez-vons là-dessns qu'au lieu de ()i'oiiier dàgc en âge de l'expérience entière de l'imma- uité .chaque génération des hommes ne voulut rien devoir qu'à elle-même, l'^ulranl ainsi toute neuve dans le monde, elle en sortirait comme elle y serait entrée ! La connaissance de la tradition, (jui seule nous permet d'éviter les erreurs oîi nos prédécesseurs sont autrefois tonihés, nous peruK^t seule aussi de continuer utihmient leur tâche en reprenant les questions au point précis où leurs eflortslesont avant nous amenées. Mais, si l'obser- vation est vraie, môme en physique, combien ne l'est-elle pas davantage dans l'histoire de la litté- rature ou de l'art! Le respect de la tradition, con- dition du progrès jusque dans la science expéri- mentale, est le principe même de l'originalité dans la littérature ou dans l'art. C'est la grande loi de la solidarité des contraires : Labor voluptai^quc^ (lusimiUima naturel^ socielate quadam intcr se natiiraJi sunt juncla^. Ce que l'historien disait 1. Tite-Live, DU COLLÈGE STAMSLAS 167 ainsi du plaisir et de la peine, il faut le dire du progrès et de la tradition. Ils ne se conditionnent pas seulement l'un l'autre ; ils se définissent l'un par l'autre; et l'histoire le prouve sans doute assez, qui nous montre à toute époque, dans l'abandon de la tradition, le commencement de toutes les décadences. Mais d'où vient donc, en ce cas, me demanderez- vous alors, d'oîi vient l'espèce de mépris que les (( hommes de progrès », — ce sont eux qui s'attri- buent le monopole de ce nom, — alFectent de nos jours pour la tradition? Je vous le dirai très brièvement. C'est qu'ils ne savent pas ce que c'est que la tradition. Savent-ils seulement ce que c'est que ce progrès dont ils parlent ? et n'en prennent- ils pas la contrefaçon ou la caricature pour la réalité? Je suis parfois tenté de le croire. Mais, assurément, ils ne savent pas ce que c'est que la tradition. Donnez-vous, en effet, mes amis, la peine d'y songer; et, pour un grand poète ou un grand savant dont nous avons retenu le nom, qui sont entrés dans la tradition, et qui la constituent, donnez-vous la peine de compter tous ceux de leurs contemporains qui sont retombés dans l'oubli. La chaîne d'or de la tradition n'a jamais été formée que d'un petit nombre d'anneaux. La tradition, vous le savez, c'est Homère, ce n'est pas, ee n'a jamais été Zoïle; la tradition, c'est Virgile, 168 DISCOURS POUR LA DISI'RIRITION DES PlllX ce iiosl pas Havius ni Md'viiis ; la tradition, c'est Racine, ce n'est ni Benserade, ni OuinuuH, ni Pradon; et, si vous l'aimez mieux, la tradition, c'est \a. sé/t'Ction, ce n'est pas \a. sf/perslilio/i... Que de choses encore n'aurai s-je pas à vous dire sur ce sujet de la tradition, si je ne sentais ce discours s'allonger insensiblement, et que je ne vous eusse promis d'être bref! Gardienne et ins- piratrice de l'art et de la poésie, dont on pourrait montrer que les nouveautés mêmes ne durent qu'autant que la tradition se les approprie, se les incorpore, et les change pour ainsi dire en elle, ses adversaires ont-ils quelquefois réiléchi qu'elle était aussi le support, la substance, et comme le fort inexpugnable de l'idée de patrie ? Qu'est-ce en effet qu'une patrie ? Ni l'unité du territoire, ni la communauté des intérêts, ni la société de la langue ne suffisent à la définir, bien moins eucore à la fonder ; et, quand on interroge l'histoire, une patrie c'est, avant tout, l'ensemble des traditions que nous avons reçues de nos pores pour les transmettre à nos descendants. Dans le désastre de la tradition, — si jamais elle devait succomber sous les attaques de ses ennemis, — ce ne sont donc pas seulement l'art ou la littérature, c'est la patrie qui sombrerait. Ce serait aussi la morale, si la morale ne « change » point, quoiqu'on en ait pu dire, et si les vérités fondamentales en ont DU COLLÈGE STANISLAS 169 toujours été placées sous la sauvegarde de la tra- dition. Quod ubique^ quod se?iijjer, quod ah Oînni- ItusK Elle ne varie ni avec les lieux, ni avec les temps, ni avec les hommes ; et, si la clarté s'en obscurcit parfois, tous ses progrès, dès qu'on les examine, n'ont jamais consisté qu'à tirer de ses principes les applications qui s'y trouvaient mys- térieusement déposées et contenues, — comme l'effet dans sa cause ; comme le fruit dans son germe; comme l'homme dans l'enfant; et comme l'avenir enfin de notre espèce dans le respect de ses traditions. C'est ce respect, mes amis, qui a fait dans le passé, qui fait encore aujourd'hui l'illustration et la force de cette maison. Vous le démontriez, pas plus tard qu'hier, au Concours général, et cela même est pour vous une tradition. Quoique l'on n'éprouve point ici la peur de ne point paraître assez modernes, vous ne remportiez pas moins de succès en physique ou en chimie qu'en littérature et en philosophie. Pour ne pas faire de la science la maîtresse de la vie, vous ne montriez pas moins d'empressement et d'aptitude à l'acquérir. Et c'est pourquoi, si jamais la tradition était bannie de nos collèges et de nos programmes, c'est ici, j'en suis bien sûr, qu'elle se retrouverait. C'est ici, à cette 1. Saint Vincent de Lérins. iH) niscoilis l'ouu LA nisiimurnoN ni:s imux mémo place où je |>;irl(', (|ii"iin .iiilre oraliMii' en l•('^('^(li(juol•ai( les di'oils. 1^1, iiaLiii'ellemont, si je rcnlcndais aloi-s, je rapproiivci'ais. Car la tradi- tion a hicii pli jadis être oi»|)ressive ; — je le crois du moins, je consens à le croire; — mais nous vivons aiijoni'd'lini dans un temps où l'on ne sau- rait, pour une inlinité de raisons, trop courageu- sement la défendre et la soutenir. Et, |)uis(ju'à la fin d'un discours il est sans doute permis d'élever un peu la voix, j'ose dire qu'il y va non seulement des « Grecs et des Romains », mais de nos arts aussi, de notre civilisation nationale, et de la fortune môme de la France. vin DISCOURS POUR LE CINQUANTENAIRE DES FUNÉRAILLES DE CHATEAUBRIAND 7 août 1898 Messieurs, — et aussi Mesdames, carenfiu, daus cette journée consacrée tout entière à Chateaubriand ne nous adresserons-nous pas un peu aux femmes, s'il les a beaucoup aimées, et que, peut-être, il leur ait dû, avec certaines qualités de race, ce que son christianisme a dans la forme ou dans le tour, dans la nuance, qui le distingue du christianisme identique sans doute au fond, mais plus austère pourtant, de Pascal ou de Bossuet, — Messieurs donc et Mesdames, j'éprouverais quelque inquié- tude, et je me sentirais intérieurement troublé, d'ajouter un discours encore à tant d'éloquents discours que vous avez entendus ^ si, d'abord, votre 1. Je faisais allusion par ces mots au vigoureux sernaon du P. Ollivier, sur Chateaubriand chrétien et patriote, prononcé le matin même dans la cathédrale ; à l'éloquent discours d^ -M. E.-M. de Vogiié, parlant sur la tombe de Chateaubriand, au nom de l'Académie française ; et à la spirituelle allocution de M. A. de la Borderie, parlant à la fois au nom de la Société des Ijifjliojjliiles, dont il est le président, et de la Bretagne entière, dont il s'est faitrérudit, l'exact, l'éloquent historien. Les deux volumes I7i mscouns du cinquantenaiuk im:s funékah.les aHhioiu'c ne nie rassurait ; cl puis, si je n'avais mon oxcnsc toute prête, ou nia justification, dans le licuofije parle de Cliateauhriaiid, dans lacoiii- plexité de son génie, et dans les circonstances qui iiTont permis d'accepter d'en parler. Les circons- tances, — si jamais, et je crois que je vous le montrerai, son œuvre n'a et*', je ne dis [)as plus <( vivante » seulement, mais plus « actuelle » que de nos jours, et depuis une quinzaine d'années; — son génie, si nous pouvons ôtre sûr que nos éloges ne l'accableront point; — et le lieu eniiii où je parle, à deux pas de son berceau et à qualre [)as de sa tombe. Il est vrai que, comme je devais m'y attendre, toutes les raisons, ou presque toutes que vous pouvez avoir d'être liers de Chateaubriand, ici, à Saint-Malo, et dans votre Bretagne entière, on vous les a données. M. de la Borderie, le patient, le savant, l'exact historien de votre grande province vous les rappelait encore il n'y a qu'un instant. Qu'y pourrais-je bien ajouter? Et, — avec une autorité d'expérience que je n'ai pas, n'étant pas actuellement parus de sou Histoire de li/'etugne, que nousavonsen leur temps signalés à nos lecteurs, annoncent, ou plutôt sont déjà l'un des plus solides monuments que l'érudition contemporaine et locale ait élevés à la gloire d'une grande province. DE CHATEAUBRIAND 173 Breton moi-môme, — quand on vous a dit que Chateaubriand avait fait passer dans son œuvre tout ce que la terre de Bretagne, ses grèves et ses landes ont de charme doux, mélancolique et pre- nant, que reste-t-il encore à dire, ou à faire ? Il reste, si je puis, à préciser ce que M. de la Bor- derie, et avant lui M. de Vogué, et ce matin le P. Ollivier n'ont voulu qu'indiquer d'un trait ; il reste à parler en critique ou en historien de la littérature ; et, par exemple, il reste à montrer ce qu'il y a eu d'original, de hardi, d'absolument neuf en son temps, à faire entrer, comme Cha- teaubriand, toute une grande province, avec sa physionomie particulière et locale, dans le domaine déjà si riche alors de la littérature française. Essayons de nous en rendre compte. Lorsqu'il y a de cela quelque cent cinquante ou deux cents ans, un Lesage, l'auteur de Gil B/as, qui était de Sarzeau, ou un Duclos, l'auteur des Considéra' tioîis, qui était de Dinan, débarquaient à Paris par le coche, quel était en effet leur premier soin, et le plus pressant? sinon de dépouiller en quelque sorte leur province; de prendre, autant qu'ils le pouvaient, l'air de la grande ville, le ton du beau monde, ses ridicules au besoin; et d'étonner fina- lement par l'excès de leur « parisianisme » les Parisiens de Paris eux-mêmes. Rougissaient-ils donc de leur origine? ou pensaient-ils que ce fût I7G IllSCOUUS DU CliNQUANTIvNAlKK DIOS I-MJMCUAILI.IIS une intV'rioritô que de iièlre pus ne sous les piliers (les liciUes? Je ne le crois pas; mais, en ce lemps- lîi, la mode él;iil de resseml)ler à toul le monde. Corneille élail Normand et Hacine était Champe- nois : nous en douterions-nous, si nous ne h; savions? et que trouvez-vous de si «. champenois », dans An(lrom(i(jii<\ ou de i< si normand » dans/-*o- lyeucle? C'est dillerent, ([uand on est prévenu. Quand on sait que Bossuet était d(; Dijon, on dis- cerne aisément des traits de ressemhlance, des rapports iîitimes, des analogies |)roroiides eiili'e le caractère de son éloquence, et « les aii's, les eaux, et les lieux » de Bourgogne. On a [x^ut-ètre plus de peine à reconnaître un Gascon dans l'auteur du Télémaqui\ mais, dès qu'on est averti qu'il était de Sarlat, on cherche « le cadet », et on finit par le découvrir. Mais, encore une fois, il faut être averti! Et, généralement, ce que chacun de ces grands écrivains a de particulier, de personnel, d'unique en son genre, n'est rien de « local », de ])rovincial, de caractérisé géographiquement. Chateaubriand, tout au contraire! 11 est Bre on, d'abord, et entièrement Breton. p]t je veux bien qu'en le disant nous songions comme involontai- rement aux Mémoii'es d' Outrée-tombe. Mais, voyez pourtant, qu'apercevez-vous de « suisse » ou de « genevois » dans les Con/e.ssious de Bousseau? Et, s" il V a certainement de jolies descriptions du DE CHATEAU imiA.ND Valais dans Vfféioïse, ce n'est pas dans les des- criptions ou dans les souvenirs d'enfance de Cha- teaubriand que je reconnais sa Bretagne, mais plutôt dans la poésie pénétrante et subtile dont toute son œuvre est imprégnée, mais dans le (( vague » de cette poésie même, et quand je remonte jusqu'à l'origine d'où elle est dérivée. Un Allemand, — illustre d'ailleurs, et justement illustre, — a quelque part écrit « qu'il n'avait été donné qu'aux Grecs et aux Germains de s'abreuver aux sources jaillissantes des A'ers et à la coupe d'or des Muses ». Je ne dirai de mal aujourd'hui ni des Germains, ni des Grecs; et je ne parlerai pas des Italiens, si ce n'est pour faire observer en passant que Pétrarque et Dante sont peut-être d'assez grands poètes, et de taille ou d'envergure à ne redouter aucune comparaison : l'épopée grecque elle-même a-t-elle rien qui soit au-dessus de /a Divine Comcdie? Quand il laissait échapper cette boutade, le savant Mommsen, — car c'était lui, — oubliait en tout cas la poésie celtique; et nous, alors, il y a trente ans, ignorance ou modestie, nous nen osions pas revendiquer les titres. Mais un autre Allemand, plus illustre encore, puisque c'est Richard Wagner, nous en a rendu le courage ; et, s'il y a d'autres sources de poésie, le monde entier convient présentement qu'il n'y en a ni de plus abondante, ni de plus originale que celle où 12 nS ItlSCi»! us m (.INurAMK.NAmH DES I-'IMOHAILM.S rAll('inai;iu', lassée do ^{'^ iS'ihchiiH/rii a ('llc-iiiciiK' puise Tristan et Parsifal. C'est ([ii'il n'y eu a pas (Inul la mélancolie douloureuse et passioiuu'e, dont 1(^ canictère voluptueux et lragi([ue, dont lu tristesse enivrante répon(Je mieux à ce (ju'il y a de plus profond dans les aspirations de l'Ame contemporaine;'. Et, Messieurs, n'est-ce pas ce que voulait dire Théoi)hile Gautier quand il louait CUaleaubriand d'avoir « inventé la mélancolie et la passion moderne »? Non, Chateaubriand n'avait 1. Je ne cruis pas que personne ail mieux caractérisé (|uc Renan, clans des pages célèbres, ce qui fait le charme de cette i)oésie « celtique ». On me permettra donc d'en détacher quelques lignes dont la vérité d'apj)lication à la personne même de Chateaubriand est saisissante : «Comparée, dit-il, à l'imagination classique, l'imagination celtique est vraiment l'infini comparé au fini. Dans le beau Muf)ino(/i (]v\ Songe de Mcuen W'iedig, Teuipereur Maxime voit en rêve une jeune fille si belle (]u'à son réveil il déclare ne pouvoir vivre sans elle. ((]f. dans les Mémoires (rOulre-Totnbe la « sylphide » de Chateaubriand.) Pendant plusieurs années ses envoyés courent le monde pour la lui trouver: on la rencontre enfin en Bretagne. Ainsi fit la race celtique : elle s'est fatiguée à prendre ses songes pour des réalités et à courir après ses splen- dides visions. L'élément essentiel de la vie poétique du Celte, c'est ['ave)ttiire, c'est-à-dire la poursuite de l'inconnu, une course sans fin après l'objet toujours fuyant du désir. Voilà ce que saint Brandan rêvait au-delà des mers, voilà ce que Pérédur cherchait dans sa chevalerie mystique, voilà ce que le chevalier Owen demandait à ses pérégrinations souterraines... » Il eiit pu ajouter: « Voilà ce que demandait à l'.Vmérique du xviir siècle le chevalier de Chateaubriand » ; et nous dirons à notre tour: <■<. Voilà ce qu'applaudit aujourd'hui dans ces fictions multipliées et universalisées par le pouvoir de la musique une humanité que le progrès matériel et celui de la science n'ont pas encore guérie de la soif de l'infini. » DE CHATEAUBRIAND 479 pas inventé la mélancolie moderne ; il l'avait « retrouvée » ; et, pour la retrouver, il n'avait eu qu'à écouter en lui les voix de la terre natale. Vous souvient-il quel nom, dans sa jeunesse, et déjà, dans sa maturité commençante, lui donnaient ses amis littéraires, les Fontanes et les Joubert? Us l'appelaient « l'enchanteur » ; et ce nom n'est- il pas bien caractéristique? Assurément, en le lui donnant, les Fontanes et les Joubert ne songeaient ni de Merlin ni de Viviane! Avaient-ils seule- ment entendu parler de la forêt de Brocéliande ? ou connaissaient-ils cette parenté que l'âme bre- tonne a de tout temps aimé entretenir avec les mystères de la nature? Mais, dans la qualité du génie de leur ami, ne réussissant pas à s'en expli- quer le prestige, ils trouvaient, et ils avaient rai- son, je ne sais quoi de «magique ». Ils se ren- daient compte, à une syllabe près, de ce qu'ils admiraient dans Andromague et dans Iphigénie, dans leur Télémaque à plus forte raison : ils pou- vaient le dire ; ils le disaient. Mais àWtala, de Bene\ du Génie du Chrùtianisme^ de V Itinéraire ou des Martyrs, le charme qui se dégageait met- tait leur critique en défaut. Séduits d'abord, ils se reprenaient, ils essayaient de rompre le cercle; mais l'enchanteur était le plus fort ; et il fallait se rendre; et on était heureux de s'être rendu. N'est-ce pas ainsi qu'agissent vos légendes? On en INO Disjoins ni CI.NniAISTK.NAlKK |ti:S l'UNKH AII,LRS soill'il, diiliord, coiiiiiic (le loiilcs les l<''i;(Mi(l('S, cl la raison, la ^ IVoide raison » y résiste, mais inson- siblcmenl elles nons prennent, (^t nous ne voyons pas, nons ne san rions pas délinir, mais nons sen- tons en(dles (|ii(d(|iie «diosc (|iii ii'csl pas dans les antres, — par exemple, dans les légendes des pays de Inniière. I^]|les sont tilles de la terre de Brelaiine, d(Hil la sédnetion n'opère pas tont de snite, ni sur (oui le monde, ni par des moyens ordi- naires, de ceux (pii sont énnmérés dans les (i/fif/cs; et les amis de Chateaubriand ont bien j)u s'en élonner; mais vous, Messieurs, et vous, Mesdames, dans la nuanec de sa mi'dancolie, vous avez reconnu le Breton, et qu'importe que les autres ne l'aient « pas reconnu », s'ils en ont subi le charme impé- rieux? Ajoutons encore un liait. Dans une page sou- vent citée de son Génie tiu Christianisme^ Chateau- briand a chanté les printemps de la Bretagne ; mais, vous le savez, quand vos landes se héi-issent de la vei'dure de vos genêts, ou s'étoilent de l'oi- de vos ajoncs, le granit perce, affleure et reparaît toujours. C'est ainsi que le génie de Chateau- briand, de quelque douceur qu'il s'enveloppe, n'en a j)as moins toujours gardé quelque chose de l'âpreté du sol natal. Quand on a voulu toucher à ce qu'il aimait, l'enchanteur a fait place au polé- miste le plus redoutable ; et, sans vouloir parler DE CHATEAUBRIAND 181 ici de politique, vous rappellerai-je tant de por- traits vengeurs dont il a rempli la galerie de ses Mémoires d'Ontre-Tombe ? Mais plutôt, nous le loue- rons ensemble de sa fidélité à lui-môme, de son obstination, de son « entêtement » dans ses con- victions. Nous y verrons la marque de son ori- gine, si ce manque de souplesse, si cette rare et heureuse incapacité de plier se retrouve chez tous vos Bretons, dans un Lamennais comme dans un Lesage, dans un Duclos, puisque je les ai déjà nommés. Et nous dirons que ce trait qui unit entre eux tous vos grands hommes, — et môme de moindres, — s'il fait donc l'un des caractères de la race, vous est, à vous, une raison de plus de vous reconnaître dans Chateaubriand, et à nous, de saluer en lui le génie de sa province. 11 n'en a pas été seulement la plus glorieuse, mais peut- être aussi la plus complète et la plus noble expression. Est-ce de cela qu'on lui en a voulu? je veux dire de cette fierté dont ses amis eux-mêmes ont quelquefois éprouvé la rudesse? Toujours est-il qu'au lendemain de sa mort on lui a fait chère- ment payer sa gloire ; et, au signal donné par Sainte-Beuve, dans un livre fameux, peu s'en est 182 niSCOUHS nu cinquantenaire des FUNlrlRAILLES ritllu (|iu' lonlc une jciiiK^ |j;'('n oral ion, formro à rrcolc (le Vol lai ro, n'altaijiuU dans TauLeur des Marh/rs jusqu'à l'artiste et jusqu'au potVte. Cin- quante ans ont passé depuis lors, et nous sommes redevenus plus jusies. Il n'est personne aujour- d'hui qui ne reeonnaisse dans Chateaubriand le père du romantisme, — le Sachem, a dit spiri- tuellement Théophile Gauthier, — et en ellet loules les conquêtes du romantisme, j'entends les con- quêtes durables, c'est lui qui les a réalisées. Il a « rouvert la grande nature fermée » ; il a étendu jusqu'aux proportions de la fn^sque les descrip- tions en (( miniature » de Bernardin de Saint- Pierre; il a revêtu de la splendeur de son coloris les descriptions « monochromes » de Rousseau ; il a mêlé son âme aux choses, et elles en ont été comme renouvelées; il a noté le premier, je ne dis pas seulement les harmonies, mais les affini- tés ou les correspondances qui relient l'homme à la nature; et, Messieurs, si je n'y insiste pas, c'est que, de toutes les parties de son œuvre, il n'en est aucune qu'on ait loué davantage, ni mieux, en termes plus heureux, à commencer par Sainte- Beuve, et dans le camp môme de ses ennemis les plus acharnés. C'est également lui qui, en émancipant le Moi d'une contrainte deux fois séculaire, et en lui rendant la liberté de s'épancher continûment dans DE CHATEAUBRIAND 183 l'œiivro du poète, a rouvert aussi les sources du lyrisme. Le débordement de la personnalité, si dangereux dans tous les autres genres, si déplai- sant surtout, est la condition du lyrisme moderne. Et, à ce propos, puisque, non content de louer et d'admirer dans Chateaubriand ce que je blâme, ce que j'ai blâmé si souvent en tant d'autres, je l'y aime, permettez-moi de vous en dire la raison. Il faut l'avouer, Messieurs, rien n'est plus déplaisant ou plus agaçant que cet étalage de soi-même. Nous nous y intéressons d'abord ; nous y prenons plaisir; nous nous ingénions à en tirer profit. Mais bientôt nous perdons patience ! Nous nous fâ- chons ! Ils nous ennuient. Nous jetons là le livre. Poètes ou romanciers, quelle rage est la leur de nous prendre à témoin de leurs espérances dé- çues, de leurs ambitions inassouvies, de leurs rêves trompés? Est-ce que par hasard ils croient être les premiers ou les seuls qui aient souffert? qu'on ait trahis? qui aient pleuré? Et nous aussi, qui n'en disons rien, nous avons eu nos malheurs et nos déceptions, et nous n'en sommes pas plus liers et nous n'en faisons pas de la « littérature » ! Mais c'est précisément l'endroit oii je distingue. Notre impatience a quelquefois raison, et quel- quefois elle a tort. Elle a tort quand il s'agit d'un Chateaubrian-d, qui d'ailleurs et au fond, dans ses Mémoires, n'a pas été très prodigue de renseigne- 184 DISCOUUS ntl (INOIIANTENAIRE DES FUNÉRAILLES nuMils siii' liii-mùmc ; elle a raison quand il s'ajiil, de qui dirai-je? dun Batidelairt' ou d'un Sainlo- Bcuve. Eli oui! quand oii n'est, comme Sainle- Benve, — je parle du poète, — qu'un etudiaul eu nK'decine qui s'est mis à écrire, a disséquer en écrivant, on à écrire en disséquant, on aura peut- être nn jour tous les droits, si l'on ri'ussit (et à l'exception du droit de; confesser les auti'cs); mais, en attendant, on ne les a pas, et les Confessions de Joseph Deiornie n'ont ellectivement d'intérêt, même aujourd'hui, que pour leur auteur. On n'a pas non plus le droit de nous cntreleuir di' soi, quand, comme un Baudelaire, on n'a usé sa vie de bohème de lettres qu'à promener, au pays latin, de café en café, ses plaisanteries de mysti- ficateur. Mais, au lieu d'être Baudelaire ou Sainte- Beuve, quand on est Chateaubriand, je veux dire quand on a vécu, vraiment vécu; quand on a vu les dernières années du règne de Louis XVI et les commencements de la Révolution; quand on a parcouru, comme René, les solitudes vierges en- core du Nouveau Monde ; quand on a été soldat de l'armée de Condé ; quand on a travaillé pour ainsi dire avec Bonaparte à la restauration du catholi- cisme en France, quand on est l'auteur du Génie du Christianisme; quand on est l'écrivain dont une brochure a fait autant de mal qu'une défaite à la cause impériale ; quand on a été l'un des DE CHATEAUBRIAND 18B ministres de la monarchie restaurée, l'un aussi de ses ambassadeurs, et, par une contradiction dou- loureuse, Tun de ses pires adversaires en même temps que l'un de ses plus passionnés partisans; quand on a connu, fréquenté, traité d'égal tout ce qu'une grande époque a compté d'hommes émi- nents ; quand on a soi-même le droit de s'égaler à eux ; enfin, quand on a épuisé tout ce que la vie semble réserver de satisfaction et de joies à ses privilégiés, alors, INIessieurs, c'est alors qu'il de- vient intéressant pour nous de savoir ce qu'un homme a pensé de la vie et des hommes, c'est alors qu'il a le droit d'écrire ses Mémoire^;. Vous voyez le principe de la distinction. Pour avoir le droit de nous entretenir de sa personne, en prose et même en vers, il faut être assuré de l'étendue, de la diversité, de la singularité de son expérience; et justement c'est ce qui fait défaut à la plupart des disciples de Chateaubriand : pas l'assurance, mais l'expérience. Leur vie a ressem- blé à celle de tout le monde, et tout le monde n'est pas René. Mais, vraiment, est-ce au maître qu'il convient d'en faire le reproche? s'ils ont voulu l'imiter, est-ce lui qui doit porter la peine de leur insuffisance? et confondrons-nous les gri- maces de l'impuissance, ou les contorsions de la vanité littéraire, avec les allures de l'orgueil et le geste du désespoir. ISO niSCOURS DU CINOIAIVTKN AIHK DKS !■ IJ^ l^:U AU.IJIS Fil ajoiilons oniiii li-clal ou la l'orco du style, ajoulons ce soiiLinioiiL de l'art dont les écrivains du siècle précédent nous avaient, vous ne Tigrio- rez pas, légué si peu (rexoniplcs. On a montré, tout récemment encore, combien il y avait do ses premiers maîtres dans les premiers écrits de Cha- teaubriand, et, par endroits, de ressouvenirs de l'abbé Barthélémy jusque dans les Marti/rs. Mais tout ce qui leur avait manqué, tout ce que l'abus du rationalisme leur avait enlevé de sensibilité, d'émotion, d'élan, de charme et de poésie, les « nombres » même de la prose, Chateaubriand nous l'a rendu, et pour nous le rendre il n'a eu qu'à se laisser, en quelque sorte, être lui-même. Quel a d'ailleurs été le résultat de cette expé- rience, vous le savez. Messieurs! Au fond des vains plaisirs que j'appelle à mon aide Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir, a dit de nos jours un autre poète. Ainsi de Cha- teaubriand! La disproportion du rêve et des moyens de le réaliser, de l'illusion toujours re- naissante et de l'incapacité de la fixer, l'incurable médiocrité de la nature humaine, voilà ce qu'il a trouvé, je ne dis pas dans l'apparente satisfaction des ambitions les plus hautes, ni dans les « vains plaisirs «, mais « au fond désolé du goufTre inté- rieur », en se trouvant lui-même; et, vous m'y DE CHATEAUBRIAND 187 attendez sans doute, c'est le moment de le dire, voilà de quel fond de lassitude, de désespoir et de scepticisme, — « nul homme, a-t-il dit de lui- même, n'est plus croyant et plus incrédule que moi », — sa religion Ta seul retiré. Je ne veux point faire la critique du Génie du Christianisme ; elle nous entraînerait trop loin; et, aussi bien, je suis prêt à reconnaître la justesse de la plupart des critiques que l'on en a faites. J'en voudrais retrancher, pour ma part, plus d'une page, et j'en voudrais fortifier plus d'un argu- ment. Chateaubriand n'est pas un théologien, un raisonneur, un dialecticien. Mais on ne saurait trop le redire : qu'importe le détail quand l'idée principale est juste, quand elle est profonde, quand elle est féconde? Je me rappelle un pas- sage de Bossuet, dans son Discours sur l'Histoire universelle. Il vient de discuter les objections que l'exégèse de son temps, celle de Richard Simon, commençait alors à former contre l'Ecriture, et tout d'un coup, se dégageant du milieu des sub- tilités où l'on voulait l'embarrasser, il s'écrie : « Mais laissons les vaines disputes, et tranchons en un mot la difficulté par le fond. Qu'on me dise s'il n'est pas constant que de toutes les ver- 18S DlSCOUKS 1)11 CINOUANTI:naIIIR DIÎS l'TNlîlRAlLLKS sions cl do tout le lexlo, quel qu'il soil, il en rc- vioiidra toujours les mômes lois, les inriiics ini- racles, les mômes prédiclioiis, la môme suite d'histoire, le môme corps de doctrine et enfin la môme substance. » C'est ce qu'il faut dire, Mes- sieurs, de toutes les grandes questions, et de tous les grands livres. Une seule chose est né- cessaire, et, selon l'expression de Bossuet, v\\(\ se tranche toujours par le fond. Laissons donc les « vaines disputes » ; il y a plus d'une manière de composer un livre; et la forme en fut-elle moins didactique encore ou plus libre que celle du (iriiic du Chrisdanisme, c'est à l'idée pi'incipale qu'il nous faut nous en rapporter. Or, l'idée principale, l'idée maîtresse de Chateaubriand peut se résumer en ces termes : il y a plus de choses dans le monde que notre philosophie n'en saurait expli- quer; d'autres puissances que la raison raison- nante atteignent ce qui échappe éternellement à ses prises ; et ce qu'elles atteignent est sans doute ce qu'il y a de plus précieux pour l'homme, à sa- voir l'idéal, le surnaturel et le mystère. Je n'en connais pas de plus « actuelle » ni de plus digne d'être méditée. J'entends bien que Ion nous répond ici dédaigneu- sement : « Oui, les raisons du cœur, que la raison ne connaît pas! la philosophie du sentiment, le Traité de F existence de Dieu et la Profession de foi DE CHATEAUBRIAND 189 (lu y icaive uivoijardl Rousseau, Bernardin do Saint- Pierre, les Harmonies de la nature! le melon, qui a des côtes afin qu'on le mange en famille ; et les marées qu'on a instituées pour favoriser l'entrée des grands bateaux dans les ports ! Voilà beau temps que la science a dissipé cette enfantine fantasmagorie! » On continue et on redouble. On nous demande : « Mais qu'est-ce donc, après tout, que le sentiment? et, à moins de ne rien mettre sous ce mot que de vague et d'indéterminé, qu'y verrons-nous, qu'y voyez-vous vous-même, si ce n'estun raisonnement ou une pensée qui s'ignorent, qui n'ont pas encore la force ou la capacité de créer leur expression, qui s'y évertuent comme au hasard ? Ortel est justement l'objet delascience, et telle est la fonction de la raison. Elles épurent, elles clarifient ce qu'il y a de trouble et de confus dans le sentiment; elles en éliminent ce que la sensibilité y mêle de tumultueux ; elles en pré- cisent la nature, elles en mesurent la portée, elles le transforment; et enfin, d'un mouvement qui ne se rendait pas compte à lui-même de sa direc- tion, elles en font une vérité rationnelle. » Eh bien ! Messieurs, puisque nous raisonnons, c'est là ce que n'a pas admis Chateaubriand, non plus qu'avantlui Pascal, et c'est, ce qu'il me semble, comme àeux, impossible d'admettre. Chateaubriand l'a bien vu, qu'on ne réduirait jamais une tragédie lOO DISCOURS nr cinouanteisaihr des funérailles de Racine ou un liiMc.iu de linpIiaC-l à un llu'orènio ;irlisli(ju(' ; (>tqu(^ jamais ou u'('.\[»li([uorait « raliou- ncllomout » la nature des émotions qu'cveillonten nous les chefs-d'œuvre de l'art ! Il l'a bien vu, que l'art tout siMil, sous toutes S(^s fornn^s, suflisait à nous dcMUontrer l'cxislence d'un autre domaine, plus étendu que celui de l'expérience ou de la raison môme, et là, vous le savez, s'est trouvé le principe de la nouveant(' de sa criti([ue. Ce n'est pas la raison qui nous fait mouler aux; yeux les « larmes vaines » dont a parlé de nos jours un autre poète : elle les sécherait plutôt. Ce n'est pas elle qui fait de Mozart un musicien ou de Raphaid un peintre ! Ce n'est pas elle non plus qui a inspiré a Chateaubriand son Génie du Christianisine ! Si l'idéal n'est pas un mot vain, — et il ne saurait l'être puisque enfin (juelques-uns d'entre nous l'ont préféré à la réalité, — l'honneur de Chateau- briand est de l'avoir rétabli dans ses droits; d'avoir, selon son expression, interposé l'idéal entre notre néant et Dieu; et je le sais bien, c'est aussi ce qu'on ne lui pardonne pas; sans oser le dire, c'est ce qu'on attaque dans son œuvre apologétique; et quand on n'en voit plus d'autres moyens, on change alors l'état de la question, et, du terrain de l'idéal, si je puis ainsi dire, on la transporte sur celui du surnaturel. Acceptons la feinte, — ce n'en est pas tout à fait DE CHATEAUBRIAND 191 une, — et, avec l'idéal, contre le rationalisme étroit et mesquin des idéologues de son temps, oui, convenons que Chateaubriand a rendu à ses con- temporainslesens dusurnaturel. Iln'a pas méconnu les titres de la raison, ni ceux de la science. Mais il a parfaitement reconnu, cinquante ou soixante ans avant nous, que, de tous les côtés, les préten- tions de la raison et les ambitions de la science se heurtaient à l'inconnaissable. 11 a répondu à l'argu- ment un peu niais, et si peu philosophique, de ceux qui nient le surnaturel parce qu'en effet l'Aca- démie des sciences ne l'a constaté nulle part. L'immutabilité des lois delà nature, ils n'ont que ce mot à la bouche! Et ils ne réfléchissent pas que, dansun univers dont la formeactuelle ne s'explique ])0ur eux qu'à coups de centaines de millions d'années, c'est peu de chose, et c'est une faible garantie qu'une immutabilité de trente ou quarante siècles, l'âge de la Chine! Ils ne songent pas que leurs lois, portant en elles-mêmes le principe de leurs changements ou de leur contingence, y portent donc aussi celui de leur caducité. « Le ciel et la terre passeront ! » Et ils ne voient pas enfin que, l'expérience étant d'un autre ordre que le su rnatu rel , ne peut rien prouver ni pour ni contre lui. C'est encore ce que l'auteur du Génie du Christianisme a compris. Quand l'expérience et la raison s'uni- raient pour nous contredire, — la raison qui 102 ItlSCOrilS DU CINQ!' \Nri:N'AlI!K DIvS l"l M'^ltAir.r.llS l'îiisomic, la raison (jui (•hicaiio, — nous a\(>iis un senlinienl en nous (|ui nous crio (lu'cllos se troniponl en niant le, surnalnrcl. (^osl ce ([u'il ost venu rappeler à sesconlem|)orains, iioiirris, comme il Tavail lui-même été, laiil d'oraj^os. im calholiqiK' t^i (lillV'reiiL de ceux qu'on aime à se représenter sous le nom de « cléricanx », peut- ôti'e même un catlioliquc dont la foi avait subi tant de vicissisudes, — des personnes éclairées ne comprennent pas qu'un catholique tel ([ue moi s'enlèle à s'asseoir à l'ombre de ce qu'elles appellent des ruines : selon ces personnes, c'est une gageure, un parti pris. « Non, ji' Il ai point fait une gageure ave c moi- même; je suis sincère ; voici ce gui ni est arrivé; (le mes projets, de mes études, de mes expériences, il ne m est resté s opinions et il laat savoir les soutenir. Nul exercice n'est aujourd'luii plus utile ni ne vous prépare mieux à la vie qui sera la votre. Mais m'en voudrez- vous de mêler à l'éloge une légère critique, une critique de vieux ])rolesseur, ami de l'ordre et de la discipline, mais une critique utile, à mon avis, et d'où résulterait plus d'une conséquence? Est-ce que vous ne touchez pas à beaucoup de questions à la fois, dont le lien entre elles vous échappe, si même il existe toujours ? Et quelques-unes de ces questions, toujours intéressantes, ne sont- elles pas peut-être moins « actuelles », moins vivantes ([u'historiques, je ne veux j)as dire que scolasliques ? Je me demandais si vous n'en pour- riez pas traiter d'autres? Et, en y songeant, il m'en venait à l'esprit quatre ou cinq dont je vou- drais essayer, oh ! très sommairement, de vous indiquer l'importance et surtout les liaisons. 11 y a, Messieui's, pour parler comme les philosophes, quatre ou cinq concppls qui sont, à mon avis, comme le support ou l'aliment de la vie de l'esprit en notre temps. Les mots qui les désignent sont pour ainsi dire le fond de notre langue. Il n'est DE LA CONFÉRENCE SAINT-PAUL 207 personne de nous qui ne les emploie tous les jours, a toute heure, dans presque toutes les discussions qui s'élèvent. Mais ce qu'ils enveloppent, c'est ce qui est moins clair; ce qu'ils contiennent exacte- ment, c'est ce que l'on n'a pas encore déterminé; et combien de questions en dépendent, si c'est ce que l'on ne sait pas encore très bien, c'est pour vous, Messieurs, et pour nous tous, ce que je voudrais vous voir examiner. Tel est, par exemple, le concept de Race. Vous savez certainement que, depuis Augustin Thierry, s'il en est d'autres, il n'en est guère que l'on ait mis de notre temps à plus d'usages et fait servir à l'édification de plus de théories. De quelle question, en ce siècle, n'a-t-on pas fait une question de « Race » ! et quel abus n'en ont pas fait, je ne dis pas seulement la critique générale, mais l'histoire môme et la politique ! L'idée de Race représente la réac- tion du réalisme historique contre la philosophie idéaliste du siècle dernier; et peut-être vous rap- pelez-vous la forme que lui a donnée J. de Maistre, quand ila dit dans ses Considérations : « J'ai vu des Français, des Anglais, des Chinois, des Russes, des Persans, mais je n'ai jamais rencontré l'homme. » Eh bien, Messieurs, qu'esl-ce donc qu'une « Race », et croirons-nous ou non qu'il y ait vraiment diverses*' Races » d'hommes ?Sinous l'admettons, quelle est la nature des différences qui les dis- 208 rtlSCOURS l'OUH LA CLÔTURE ANNUELLE lint;iil()_L;i<' (!ii iDol , >' la Ht'li^ioii » iTcsl-elle pas le lien (If la soi'iclc' dos lioiimics? Les soci('t('S liiimaiiK.'S dans l'hisloin» sonl plus unies par leurs croyunccs même (jue par leurs intérêts; et quelle n'est pas, Messieurs, la signilicaliou {\i^ rc plu-nomène ! Mais, si cela nous explique Tuniversalité du phénonumc religieux, pourquoi les manifestations en sont- elles si diverses? Pour(|uoi tant d'idoles, et d'oii sont venues tant (rcri'eiirs ? Dm milieu de ces eon- Iradictions une vérité ne se dégage-t-elle pas, qui s'impose? Et ceux-là mômes qui n'avouent pas la « divinité )) du christianisme, ne sont-ils pas obligés d'en reconnaître non seulement la supé- riorité, mais encore Viuticité? Toutes les com- paraisons qu'on en a voulu faire avec d'autres (( Religions », comme le bouddhisme, n'ont-elles pas tourné à la confusion de ceux qui les tentaient? et contre la vertu sociale du christianisme, je veux dire contre l'espèce de rénovation perpétuelle, que lui a dû, que lui doit tous les jours l'humanité, à quoi ont finalement abouti même les subtilités de l'exégèse et les raisonnements de l'encyclopé- disme? Revenant alors à notre point de départ, existe-t-il, peut-on citer une morale qui ne soit une laïcisation du plus pur d'une «Religion»? ou, de quelque nom qu'on les nomme, peut-on concevoir une force, un principe, un < facteur » t)E LA CONFÉRENCE SAlNT-tAtJL 211 qui ait rivalisé dans l'histoire avec l'action sociale de la « Religion» ?ou qui puisse la remplacer un jour? Si l'on ôtait la « Religion », quel serait l'ave- nir de la société? quel serait le sens de la vie? ou comment nous empêcherions-nous de tomber d'une chute inévitable au plus profond du pessimisme le plus désespéré ? Sont-ce encore là, Messieurs, des questions de cabinet, si je puis ainsi dire, sont-ce là des question mortes, ou si ce sont des questions vivantes? et en quel temps, je vous le demande, se sont-elles trouvées posées d'une manière plus tragique ou plus inquiétante qu'au- jourd'hui? La Science, a-t-on prétendu, suppléera la Reli- gion chancelante ! Autre question, qui vaut sans doute, elle aussi, la peine d'être examinée. Mais avant tout, et pour y répondre, ne nous demande- rons-nous pas ce que c'est que la Science? S'il n'y a pas, en effet, de mot dont on fasse plus d'emploi, j'ose bien dire, Messieurs, qu'il n'y en a pas de plus mal, de plus imparfaitement défini, dont les acceptions soient plus diverses, presque contra- dictoires, dépendent davantage de celui qui s'en sert, et du genre de discussion dans laquelle il en use. Qu'est-ce que donc que la Science? et de la question posée en ces termes, ne voyez-vous pas, Messieurs, combien et aussitôt il s'en engendre d'autres ? 212 DISCOUKS POUIl LA CLÙIT'HK ANNUELLH Ihii, qu'cisl-co ([in^ l;i Scifiicc? et comniiMil le (.'oncept LM1 a-l-il lui mrnic évolué? A quels carac- tères se reconnaît la vérité scientilique, et l'his- toire, par exemple, est-elle une « Science ? » Ne connaissons-nous pas beaucoup de choses, qui ne sont pas (le la « Scieuce » el fjuc uoiis conuaissons cependant d'une certitude entière et d'une certi- tude absolue? Nous savons que Condé a gaj^né la bataille de Rocroy : cela est-il de la «Science »? Nous savons (}ueGharl(>s X asiuM"(^dé à LouisXV'llI : cela en est-il davantage? Connaissance n'est pas « Science ». « Il n'y a de science que du général », a dit autrefois Aristote : cette formule n'est-elle pas trop générale et trop vague? Mais, si nous disions qu'il n'y a de « Science » que de ce qui s'est vu plusieurs fois », de ce qui se répète ou de ce qui se reproduit, cette distinction ne serait-elle pas à son tour trop étroite? Car, à ce compte, m"a-t-on fait observer, la géologie, par exemple, ne serait donc pas une science? Supposé maintenant que l'on s'accorde un jour sur la définition de la « Science », il s'agira de délimiter l'étendue de son domaine, et nous aurons à nous demander s'il n'y a pas des problèmes qui échapperont toujours à la prise de ces méthodes? Sommes-nous, ou ne sommes-nous pas, nous autres hommes, selon la forte expression de Spinoza, « comme un Empire dans un Empire »? Spinoza, lui, ne l'a pas cru, DE LA CONFÉRENCE SAINT-PAUL 213 mais Pascal Fa pensé, et, des deux, le vrai savant c'était Pascal. Mais, si quelque chose de nous échappe aux prisesde la « Science », oii doivent donc en ce cas s'arrêter ses revendications ? La « Science » a-t-elle le droit de s'ériger en maîtresse de la vie humanie, en institutrice de la morale, en règle ou en loi de la conduite? Elle est une force, mais d'autres forces ne sont-elles pas aussi indispensables qu'elle à l'équilibre de l'individu et des sociétés ? Existe-t-il une commune mesure entre elles et ces autres forces? La religion, par exemple, ou l'art doivent-ils s'en remettre à elle de la direction, de l'orientation, du gouvernement d'eux-mêmes? Autant de questions. Messieurs, dont il serait aussi difficile de nier Y actualité que l'étroite liai- son avec toutes les autres questions que je vous ai déjà indiquées, questions vivantes, elles aussi, questions capitales, et questions, me direz-vous peut-être, que nous ne rt'soudrons pas? Je n'en sais rien ! Mais questions en tout cas qu'il faut s'être posées, questions dont on pourrait dire que chacun de nos actes implique une solution; et — n'importe que d'autres l'acceptent toute faite! — nous avons le droit d'y regarder de plus près, et, si nous en avons le droit, j'ajouterai que qui- conque s'etTorce de penser en a vraiment le devoir. Faisons un pas de plus. Voilà tantôt deux cent cinquante ou trois cents ans que, par l'intermé- 21 i DISCOURS porn i,a r.i.ATiRE annuelle iliiiiro (le la Science, nue idée nouvelle est entrée dans le monde : c'est Tidée do Progrès. Les Anciens, vous le savez, n'en avaient pas même le pressen- timent ; et leur « âge d'or» était dans le passé : ^■Etas 2)are7itum^ pejor avis, tdiil Nosneguiore.s, mox dnlriros Progeniem viliosiorem C'est la Science, ]\lessionrs,et la Science presque seule, — avec son accroissement de vérités nou- velles s'ajoutant aux vérités anciennes, — qui a triomphé de ce genre de pessimisme ; et c'est donc d'elle qu'est sortie l'idée de Progrès. Vous savez le prestige que cette idée a exerc(', qu'elle exerce encore sur les imaginations. En quoi consiste le Progrès? Valons-nous vrai- ment mieux que ceux qui nous ont précédés dans la vie? et nos fils vaudront-ils mieux (jue nous? C'est, Messieurs, une grande et redoutable ques- tion. Nous nous agitons et tout change d'âge en âge, mais ce changement s'opère-t-il en mieux ; toujours en mieux, jamais en pis? et notre agita- tion nous porte-t-elle toujours et nécessairement en avant? Ne reculons-nous pas quelquefois? ce qui est aussi une manière de se mouvoir ; et les histoires ne sont-elles pas, pour ainsi dire, pleines de ruines? Vous vous rappelez en quels termes Bossuet nous a représenté ce fracas des DE LA CONFÉRENCE SAINT-PAUL 21 o anciens empires s'ecroulauL les uns snr les autres ! et les apoloi;istes eux-mêmes de l'idée de « Progrès » ne sonl-ils pas ceux qui nous ont peint le plus vivement la civilisation gréco-romaine s'abîmant et sombrant dans l'obscurantisme du moyen âge? Si l'on admet qu'il soit continu dans sa ligne — après la torche la chandelle, et après la chandelle la bougie, et après la bougie le quinquet, et après le quinquet la lampe, et après l'huile le gaz, et après le gaz Télectricité ou l'acétylène, — le « Pro- grès» est-il total? Si tout progresse ensemble, et du même pas, les positions respectives des choses en sont-elles changées ; et alors n'est-ce pas comme si rien ne progressait? Quant on ne voyagera plus qu'en chemins de fer et en bateaux à vapeur, de plus grands espaces en seront assurément par- courus dans un moindre temps, mais la mesure du temps , elle aussi, n'aura-t-elle pas changé ? et à quoi cela nous avancera-t-il ? Est-ce un « Progrès » que d'avoir besoin, pour éprouver la même somme de plaisir, d'un quantum d'exci- ^-ation de plus en plus considérable ? Les inconvé- nients du « Progrès » n'en compensent-ils pas les bienfaits? Les blés de l'Amérique ou de l'Inde appor- tés dans nos ports d'Europe, ou des vêtements dont le bon marché a déjà pour contre-coup la rapidité de leur usure, est-ce une rançon de la misère phy- siologique et de la corruption morale engendrées 2lfi DISCOri'.S l'OL'U I.A CI.ÙTIÎUK ANMKLLR par le rt'i^inic niaïuii'acliirier? Le seul « Progrès » digne île ce iu)iii ne serail-il pas le progrès moral, et où en sonmies-noiis de ce genre de Progrès? Vous le voyez, Messieurs, c'est au cœur même du problème économique el social que ces questions nous l'ont pt-nétrer! Elles sont d'autant plus vivantes, ei, — je réj)ète le mot avec plus de conliance encore que toulà l'heure, — elles sont d'autuni [)lus palpitantes qu'elles sont plus douloureuses; et nous ne manqu(>rions qu'à un devoir envers nous- mêmes si nous ne nous interrogions pas sur le contenu du concept de Science, mais si nous ne nous posions pas la question de savoir quel est le contenu de celui de Progrès, nous manquerions vraiment à un devoir envers l'humanité. C'est ce qui m'amène à vous indiquer une autre et dernière série de problèmes ou de questions, qui sont les problèmes relatifs au concept de (( Démocratie ». Et en effet, Messieurs, si le carac- tère le plus certain de la « Démocratie » est de tendre à la croissante égalité des conditions humaines, ai-je besoin d'en dire davantage pour vous en montrer le rapport avec les questions relatives au Progrès, à la Science, à la Religion et à la Race? Tout cela se tient ou se commande; toutes ces idées s'impliquent, s'enchevêtrent les unes dans les autres ; et qui de nous en débrouillera l'inextricable écheveau ? Il nous y faut travailler. DE LA CONFÉRENCE SAINT-PAUL 217 cependant; nous essaierions en vain de nous sous- traire à cette obligation; elle nous «tient à la gorge»; et, sans doute, c'est une de nos grandes misères, mais c'est une nécessité de la nature et de vie, que, n'ayant pas en nous de quoi résoudre ces problèmes, il nous faut pourtant les trancher, si nous voulons agir. Tâchons du moins de le taire en connaissance de cause. On a dit de la Démocratie, — c'est Tocqueville, je crois, — que son progrès à travers les âges était le fait le plus caractéristique et le plus con- tinu de l'histoire du monde. L'observation est- elle fondée? Et, en ce cas, si la «démocratie» n'est pas, comme la Monarchie ou l'Aristocratie, une forme de Gouvernement, mais quelque chose de plus profond, de situé plus profondément, de lié plus intimement à la structure même de la Société, les questions qui s'y rapportent ne relèvent-elles pas moins de la politique propre- ment dite que la sociologie? L'observation de Toc- queville a de bien autres conséquences, qui n'in- téressent pas seulement la méthode, mais la vie quotidienne des peuples. Car, par quel moyen ce progrès continu de la « Démocratie " s'opère-t-il? et quelle en est la vraie nature? Est-ce que, si la « Démocratie » tend constamment à égaliser les conditions des hommes, l'inégalité n'a pas cepen- dant une fonction sociale? Est-ce que, si les 218 nisr.oiirspril IVaiK^ais, mais à la iialure iiiriiic (lo Tospril luiiiiain, |)iiis(|ii(', si nous clier- ciioz los raisons de la fortune de noire lanj^iie, de notre littérature, et de nos idf'es, xous n'eu iroii- vere/ pas de plus certaine. Il est vi"ai (ju'on nr sait pas toujours ce que c'est qu'une Idée Générale, et j'ai connu des gens qui feignaient de l'ignorer, ou, — ce (jui est bien plus dangereux, — j'en ai connu qui les confon- daient avec ce que Ton pourrait appeler les idées communes ou banales. Notez, à ce proj)os, que je ne méprise point les idées banales ou communes^ et, au contraire, je crois qu'il n'y a rien de plus prétentieux ou de plus vain (}ue de se propos(?r d'être <( original». Le paradoxe est toujours facile à soutenir; ce sont les idées communes o\\ banales dont il est diflicile et int(U'essant de trouver la justiiication et de lixer le vrai sens, de |)i'éciser la portée. Mais les Idées Générales ne sont pas les Idées banales. On atti'ibue, Messieuj's, à un grand et illuslre savant, c'était Glande Bernard, un mot spirituel et profond. Comme un de ses élèves lui soumettait une monographie, très bien faite, à ce que l'on conte, et très détaillée, de je ne sais quel njollus(|ue ou quel crustacé : « Voilà qui va bien, lui disait le maître, mais de tout ce travail, qui est excellent d'ailleurs, dites-moi, que resterait-il, DE LA CONFÉRENCE SAINT-PAUL 221 mon ami, si par hasard ce mollusque n'existait pas? » Vous entendez ce qu'il voulait dire. Il ne trouvait rien dans ce travail qui en dépassât les limites ; cette savante « monographie » n'avait de rapport qu'avec elle-même; et tout enfin s'y trou- vait de ce qui devait y être, excepté des Idées Générales. Ce qui revient à dire, Messieurs, qu'une idée générale, c'est une idée qui résume, ou, selon le langage des logiciens, qui « subsume » un grand nombre d'idées moins générales, lesquelles sont déjà l'expression portative de toute une série d'observations ou d'expériences. Comparons-les, si vous voulez, aux « lois de ^la nature ». aux lois de la physique ou de la physiologie. Ces lois sont l'expression de ce qu'il y a d'identique, d'im- muable donc ou de permanent, dans un grand nombre de faits analogues ou semblables au fond, mais dont les circonstances masquent et déguisent' parfois l'identité. Il en est ainsi des Idées Géné- rales. On ne les forme point à l'aventure, ni, pour ainsi parler, de son fond. Elles reposent toujours sur des faits, ou, encore, elles ne sont elles- mêmes que ces « faits » longuement, patiemment, consciencieusement observés, dépouillés de ce que chacun d'eux pouvait avoir de « circonstanciel », réduits à ce qu'ils ont de plus caractéristique d'eux- mêmes et exprimés dans une formule qui ne les dépasse qu'en ce qu'on y voit la nature du rap- 222 DISCOURS POUn 1-A CLÔTURE ANNUELLF-: [)ort (juils souruMuicnl avoc (l'aiilros faits. Qu'y a-L-il de plus naliirol. de plus légitime, de plus scientifique? et, par liasanl, si l'on vous ol)jectc que li}s (/énofHÔrortcnls <,uv lesquels une idée j.';('iié- rale se l'onde sont souvent impa?'/'aits, vous répon- drez, Messieurs, deux choses : premièrement, que pour établir la Loi de toute une catégorie de faits il suflit d'en observi^r un seul, à la condition de savoir observer ; et, secondement, (jue Ion voit aussi tous les jours, en physique ou en physiolo- gie, pour quelques lois qui dcmcunMit, d'autres lois qui cessent d'en être. Au surplus, vous le savez bien ; et je prêche des convertis. Ce sont des Idées Générales que vous discutez dans vos Conférences, les rapports que nous venons d'entendre en font foi, et môme vous n'avez fondé vos Conférences que pour échanger entre vous des Idées Générales. C'est ce que j'en trouve de plus utile, et c'est ce que je crois que l'on ne saurait trop encourager. Les nécessi- tés de la vie, qui vous prendront bientôt, qui peut-être ont déjà pris quelques-uns d'entre vous, se chargeront de vous spécialiser. Il sera temps alors, quoi que vous fassiez, de vous enfermer ou de vous confiner dans les bornes de votre profes- sion, quand les exigences de la réalité vous en feront un devoir. Mais, en attendant, ne vous pressez pas d'être professeurs, avocats ou méde- DE LA CONFÉRENCE SAINT-PAEL 223 oins. Croyez d'ailleurs qu'en toute profession cVst un içrand a,vantage que d'enter, pour ainsi dire, sa spécialité sur un fonds étendu de culture générale. Et je vous en prie, jeunes gens, dans votre intérêt comme dans le nôtre, ne soyez pas impatients, comme on Test trop aujourd'hui, de voir se rétrécir, s'abaisser et s'obscurcir les vastes et lointains horizons de la vingtième année. X J DISCOURS ; POUR LES OBSÈQUES 1 D E i VICTOR CHERRULIEZ ■î 4 juillet l.S'jy ^ 15 Messieurs, Quoique cela ne se fasse guère, et qu'une espèce de pudeur, ou de discrétion, nous empêche ordi- nairement de mêler, à l'expression d'un deuil public, celle de nos sentiments personnels, je ne saurais aujourd'hui me retenir de dire, tout haut, et avant tout, de quel coup m'a frappé la mort inattendue de Victor Gherbuliez. C'est qu'en efTet, à l'âge oii l'on cherche sa voie, nul ne m'avait jadis donné, plus simplement, de plus sages, de plus sûrs, ni de plus affectueux conseils. C'est que depuis vingt-cinq ans son ingénieuse amitié, non seulement ne s'était pas une fois démentie, mais elle m'avait, en plus d'une circonstance difficile, soutenu, encouragé, guidé. C'est enfin que, si je n'avais pu lui en témoigner ma recon- naissance qu'en prenant ma part de tous ses suc- cès et de tous ses chagrins, il n'avait rien épargné, lui, pour me faire croire que je m'étais acquitté de ma dette. Mais je ne m'étais point laissé per- 228 Discouns iMti H i.i:s oiîskqlks suadcr! .lo ni'éUiis seiili'iin'nl j'ail de ma graliludo un plaisir aulaiil (|ifun devoir, et s'en était-il aperçu? ji; l'espère; mais, si j'avais pu douter de la nature de mes sentiments, je l'aurais reconnue, Messieurs, moins encore à la tristesse qu'à l'éton- nement et à la stupeur où m'a jeté la nouvelle de sa brusque disparition. Je voulais le dire, je tenais à le dire, avant de parler de l'écrivain et du collaborateur de la Revue f/aflor de politique, ou môme de finauces, avec autant de comjx'tenee (jue de la Jri'usalcm du Tasse ou de la Ih-aniafurgic de Lessing, ceux-là n'avaient pas d'inquiétude, et ce qu'ils attendaicnl de; lui, Victor Cherbuliez, pendant un quart de siècle, ne la pas seulement réalisé, il l'a passé. Nous serions bien ingrats si nous ne lui rendions ici ce témoignage. Peu d'hommes, en notre temps, ont mieux connu les intérêts les plus généraux de la politique euro- péenne, en ont traité avec plus de clarté, de pré- cision et d'esprit. Aucune question ne lui était étrangère ; et qu'il fallût parler des Pror/rès de la Riissie dans l'Asie centrtde ou de la RécoticUiatloii de M. de Bismark et du Saint-Siège^ il s'y trouvaittoujours également préparé. Le romancier, je veux dire ici le mora- liste et le psychologue, reparaissaient dans la con- naissance qu'il avait des caractères, dans les ana- lyses qu'il faisait des vrais mobiles des actions des hommes, — des Gladstone et des Disraeli, des Bismarck et des Cavour, des Alexandre et des Guillaume, des Gordon et des Garibaldi. 11 aimait encore à suivre, dans leurs explora- tions à travers l'Afrique inconnue, les pionniers hardis ou persévérans qui ouvraient alors le con- DE VICTOR CHERBULIEZ 233 tinent noir à la pénétration européenne ; et je dirais, Messieurs, que c'était en lui le goût per- sistant des aventures héroïques, si ce n'avait été plutôt encore pressentiment de l'avenir et cons- tante préoccupation de l'influence, de la grandeur, de la prospérité de la France. Car cette patrie, qu'on lui avait rendue, ou qu'il avait reconquise, il l'aimait profondément, et c'était bien à elle que se rapportaient tous ses travaux. Il l'avait «pré- férée », à l'heure de la défaite; et il aimait à développer les raisons de sa préférence, toujours prêt à nous rassurer quand, avec cette manie de dénigrement, qui est chez nous la contre-partie d'une vanité nationale quelquefois excessive, nous prenions plaisir à nous effrayer de la « supériorité des Anglo-Saxons » ou de l'accroissement de l'intluence allemande dans le monde. « Ah ! qu'on en veut par momens à M. Cherbuliez, — s'est écrié quelque part un de ses plus anciens et de ses plus fidèles amis, Edmond Scherer, — et que n'eùt-il été, si la volonté ou la destinée, fata aspeni, lui eussent permis de devenir tout ce qu'il était ! » Il songeait surtout à Valbert ! et nous. Messieurs, quel plus bel éloge en pourrions-nous faire que de rappeler, qu'en étant tout ce qu'il était et tout ce que je viens d'essayer de dire, quelques-uns ont cependant pu croire qu'il avait manqué sa destinée? 234 DISC.OIRS POUR LES OllSÈQlES Mais non! ol jetés oux-mùmos par les circons- tancos dans la poliliqne active, ils ignoraient, (juanil ils parlaienl ainsi, ce (|u"il y avait do di'sin- téressoment dans Tànie de Victor Clierbnlicz. On ne lui a jamais entendu, que je sache, exprimer d'autre ambition que celle d'être et de demeurer jiis(|u"à son dernier jour ce qu'on appelle un (i homme de lettres» ; et il n'a jamais pensé qu'il y eut un rôle plus enviable au monde que celui d'éclairer, d'avertir, et de guider l'opinion. A cha- cun son méliei'! Victor Cherbuliez n'a pas cru que le sien fVit de se mêler aux agitations de la place publique. Non pas du tout qu'il ailcctàt de les mépriser, ou qu'il fit peu d'estime de ceux qui les affrontent! 11 était liop intelligent ! Il aimait trop son pays! Il savait trop que la politique finit tou- jours, comme on l'a dit, par s'occuper de ceux qui ne s'occupent pas d'elle! Mais il pensaitque, dans l'ardente confusion des partis opposés, il appar- tient à l'homme de lettres, à l'observateur philo- sophe, de jouer un rôle de modérateur ; il croyait que la première condition de ce rôle est d'avoir renoncé pour soi-même à toute ambition ; il avait appris, aux clartés de l'histoire, que l'autorité de l'écrivain, la confiance qu'on lui accorde, le cré- dit qu'on lui prête, ne sont faits de rien tant que de son absolu désintéressement. Et, parce qu'il le savait, il a de bonne heure conformé sa vie à ce DE VICTOR CHERBULIEZ 235 haut idéal; et, j'oserai le dire, ceux qui l'ont regretté pour lui n'ont en vérité compris ni l'élé- vation do sa pensée, ni la grandeur de son renon- cement. Ils ont également ignoré ce qu'il y avait en lui de sensibilité profonde, comme aussi bien, Mes- sieurs, en tant d'ironistes, qui ne se servent guère de leur ironie que comme d'une défense ou d'une sauvegarde contre la curiosité banale et l'indis- crétion hostile. C'est ce que l'on voit bien, môme dans ses romans, où, sous l'ironie de la forme, on sent circuler et courir, pour ainsi parler, tant de pitié, tant d'indulgence et tant de réelle bonté. C'est ce que l'on vit mieux encore quand le malheur l'atteignit! 11 se sentit comme désemparé quand, après avoir fait tout ce qu'il était possible humainement de faire pour la disputer à la mort, il perdit la femme de cœur, l'épouse attentive et vigilante qui hii avait pendant tant d'années assuré la tranquillité de son prodigieux labeur. Et à cette perte irréparable quand vint s'ajouter, il y a quelques mois, quelques jours à peine, la perte d'un fils qui était son orgueil et sa joie, son cœur acheva de se briser ; et c'est alors qu'on put bien dire qu'il crut sa « destinée manquée ». Par- donnez-moi, Messieurs, d'insister sur ces tristes détails. Ils achèvent de peindre l'homme et de vous le montrer tel qu'il fut, sensible et bon, 236 DiscoiRS i»orn li;s onsfiorES géïK'i-pux ol loiulrc. Ils me raniônonl au (lol)iil de ce discours. Ils feront entendre à ceux (jui n'ont pas connu Vicier Ghcrbulie/ ce que nous regret- tons de lui : ralliimce en lui du jtius rare talent et de la plus complète humanité. Ils expliqueront et ils excuseront ce que j'ai cru pouvoir mettre de personnel et d'intime dans ces quelques paroles d'amical adieu. Car le nom de Victor Cherbulie/ est sans doute assuré de survivre, et sa place est déjà marquée dans l'histoire de la littérature française. Aucun écrivain n'écrira l'histoire de notre temps sans en demander la chronique à Valbert, et ce ne sont pas seulement des idées qu'il lui empruntera, ce sera souvent aussi la forme (|u"il leur a donnée. Ses romans, contemporains de ceux de Feuillet, marqueront, avec eux, mais autremeut qu'eux, par d'autres qualités et d'autres nouveautés, une époque de l'art. Quelques-uns d'entre eux s'inscriront au nombre des chefs-d'œuvre de notre prose. On dira, en les relisant, que personne avant Cherbuliez n'a fait entrer dans le cadre des fictions romanesques plus d'esprit, ni autant d'idées. Mais tout ce que l'on a dit, et tout ce que l'on pourrait dire, et (ont ce que diront le critique ou l'historien de l'avenir, j'ai pensé qu'on me pardonnerait de l'avoir indiqué seulement, ou même de ne l'avoir pas dit, si j'avais réussi, dans DE VICTOK CHERBULIEZ 237 ces quelques mots, à faire passer, avant l'hom- maee de mon admiration, celui de ma reconnais- sance et de mon affection pour Victor Cherbuliez. C'est ce que nous devons d'abord à ceux que nous avons connus. La postérité donne des rangs et juge les œuvres : les contemporains seuls sont capables do dire quel homme, — de quelle valeur, morale ou sociale, et digne de quels regrets ou de quels souvenirs, — il y avait dans un auteur. f: XI DISCOURS SUK LES PRIX DE VERTU a3 novembre 1899 Messieurs, Ce que le sage M. de Montyon, en instituant ces prix (le vertu que nous distribuons tous les ans, a fait assurément de plus inattendu, — pour ne pas dire de plus paradoxal, — mais aussi de plus spirituel, n'est-ce pas, quand on y pense, de nous charger de les décerner? Car nous n'y avions en apparence aucun titre; et on ne nous demande point en général à nous-mêmes d'être « vertueux », mais seulement de n'être pas «vicieux », magis extra vitia quam in virtutibus. Par profession et par choix, nous ne nous connaissons guère, — on peut du moins le croire, ou le craindre, — qu'en vertus de parade, en vertus voyantes, et, pour ainsi parler, en vertus oratoires : j'entends celles dont la célébration s'adapte tout naturellement au cadre de l'oraison funèbre et de l'éloge acadé- mique. Oui : nous savons nous louer entre nous et trouver des termes heureux pour caractériser une vie y consacrée tout entière au culte des 16 24-2 Discorns Iclli'c's », ou « à la rorluM-clic de la vérité ». Nous savons aussi juger du pouvoir d'un mol mis en sa place el de l'élégance i\'[\i\ lour de phrase. Mais ces vertus plus humbles, et nullemeul « litté- raires », ces actions plus modestes qui sont juste- ment celles que M. de Montyon nous a légué le soin de récompenser et de louer, qu'en savons- nous, que pouvons-nous en savoir, quelle compé- tence avons-nous pour les juger, pour les appré- cier, pour les signalerai! respect et à l'admiration des hommes. « Les auteurs des actions célébrées, — est-il dit textuellement dans l'acte de fonda- tion, — ne pourront être d'un état au-dessus delà bourgeoisie, et il csl à (hhircr (jiii/s soir'/i/ choisis dans les derniers rangs dr la société. » (Comment se fait-il. Messieurs, que ce soit nous que M. de Montyon, cet homme grave, ce magistrat, ait chargés de ce « choix»? et, je vous le demande, ne le soupçonnerons-nous pas d'avoir voulu mêler pour nous dans sa philanthropie quelque inten- tion d'ironie salutaire, un avertissement et une leçon... peut-être. C'était, vous le savez, en 1780, et jamais encore l'aristocratie du talent n'avait exercé plus d'em- pire. Un homme de lettres, en ce temps-là, pouvait prétendre à tout, et même à la gloriole « de voir les trônes s'abaisser devant lui » : ainsi du moins s'exprime un de nos prédécesseurs. Il exagère un SUR LES PRIX DE VERTU 243 peu I Les trônes restaient à leur place, et aussi ceux qui les occupaient. Les caresses léonines de « son ami » Frédéric avait fait quelquefois perler du sang à la peau de Voltaire, qui l'avait fine ; et la grande Catherine se servait du vrai mot, quand elle appelait Grimm son « souITre-douleur ». Mais quoi ! ces fréquentations impériales et royales n'en avaient pas moins enivré les hommes de lettres. Tant de tlalîeries les avaient enilés du sentiment de leur importance. Ils avaient pu d'ailleurs, en plus d'une occasion, s'assurer publi- quement de la réalité de leur pouvoir. Et, sans presque y lâcher, on peut dire que, sur les ruines des autres aristocraties, ils avaient réussi à en élever une nouvelle, dont le moindre défaut n'était pas d'avoir oublié, dans l'atmosphère des salons et des cours, la modestie de ses origines — et la condition de sa légitimité. C'est ce que M. de Montyon a bien vu. « Les auteurs des actions célébrées ne pourront être d'un état au-dessus de la bourgeoisie, et il est à désirer qu'ils soient choisis dans les derniers rangs de la société. » En vérité, j'aime cette phrase. Et ce choix, Messieurs, c'est nous qui le ferons, artistes et poètes, érudits et savants, gens de lettres et beaux esprits ! Une fois l'an, — ce n'est pas trop ! — nous nous arracherons à nos occupations favorites. Nous laisserons là tous nos livres, et 2'tt DISCOIHS (()iil(>s nos ccrilures, pour compulser les dossi(M"s te que nous ne sommes pas les « seuls hommes ». ni peut- être ceux dont le monde se passei-ait le plus malai- sément. Et nous retournerons demain à nos habi- tudes, si nous le voulons, — et sans doute nous ferons bien, puisqu'elles ont aussi leur utilité, — mais nous en aurons été tirés, nous en serons tirés tous les ans; et nous aurons appris, si par hasard nous Tignorions, nous nous rappellerons, si nous le savions, que les vertus des humbles, ces vertus obscures, ces vertus parfois dédaignées, ces vertus dont on dit volontiers qu'elles ne se connaissent ])as, parce que ceux qui les exercent ont su s'en faire une seconde nature, sont, à la base même de la société, la vraie force qui contrepèse, et par conséquent équilibre l'éternelle et croissante pous- sée du malheur, de la misère et du vice! Je ne sais. Messieurs, si je continue d'interpré- SLR LES PRIX DE VERTU 245 ter fidèlement la pensée de M. de Montyon, — et de ses généreux imitateurs, qui ne sont pas au nombre de moins d'une trentaine, — mais il en est des nobles pensées comme des grandes œuvres : elles sont fécondes en conséquences, en commen- taires, en explications que leurs auteurs n'avaient point prévues. Et, de quoi je suis siir en tout cas, Messieurs, c'est de ne vous rien dire que je n'aie personnellement éprouvé en assemblant, et un à un, les matériaux de ce discours. J'ai connu des enfants courageux : je ne croyais pas que, comme François le Berder, de Saint- Brieuc, à qui l'Académie décerne, sur la fonda- tion Robin, un prix de 500 francs, un enfant d'onze ans fût capable, à lui tout seul, avec son modeste salaire d'ouvrier rhabilleur de meules, d'aider sa mère à en élever six autres et à en faire d'honnêtes filles et de laborieux ouvriers. Je savais, d'une manière théorique et abstraite, qu'une des vertus de notre race est non seulement de vivre et de se contenter à moins de frais que d'autres, mais encore d'exceller à faire beaucoup de choses avec peu d'argent : je ne savais pas que, comme Elisabeth Feugas, de Bayonne, à qui l'Académie décerne un prix de 500 francs sur la fondation Camille Favre, une ouvrière giletière, avec un salaire de 17 ou 18 francs par semaine, pendant six mois de l'année, et de 6 ou 8 francs pendant -'»6 Discoi us los six aiili'os, — "Ji (tu :>? francs par mois ! — pùl soiilciiir la Nicillcssc {Vwu prro |)liis (juo sop- luaii('iiair(' ; ciiloiircr de soins coùtciix une nirro el une laiilc malades ; élever, enlrelenii-, insli'uire, placer et marier un frère et une sœur. Esl-il M'ai, Messieurs, à ce |)ropos, (jue, comme ou l'a (lit, le senlimeut de la famille s'alfaiblissc dans cerlaines classes de noire société con[emj)o- raine? Des romanciers, des auteurs dramatiques, dos journalistes le prétendent. Go que l'Académie française est endroit de leur répomlre, c'esl (|u'(dlo n'a jamais été embarrassée de distribuer les 13.500 francs de la fondation Camille Favre, « des- tinés, comme vous le savez, à décerner chaque année vingt-sept médailles, de 500 francs chacune, à ceux qni auront donné de bons exemples de piété iiliale » ; ou plutôt encore son embarras n"a tou- jours été que de choisir entre les titres des braves gens qu'on proposait à ses suffrages. Peut-être, j'en conviens, l'Académie a-t-elle quelquefois étendu les termes de la fondation, et, par exemple, elle a volontiers confondu dans le même éloge ou dans la même récompense les effets du dévoue- ment fraternel et ceux de la piété filiale. Renée Kerneff, de Tréméven (Côtes-du-Nord), actuelle- ment institutrice au Plessis-Balisson, avait déjà pris une de ses nièces à sa charge. Son traitement est de 700 francs par an. Quand sa sœur devint SUR LES PRIX DE VERTU 247 veuve avec quatre enfants, âgés de dix, huit, six et quatre ans, Renée Kerneff se chargea sans hési- tation des enfants et de la mère, — il y a de cela tantôt vingt ans, — et, pour soutenir ces six per- sonnes, on devine ce qu'elle a dû s'imposer de privations et de sacrifices. L'Académie n"a pas cru être infidèle à l'esprit de la fondation Camille Favre en attribuant à Renée Kerneff une médaille de 50< • francs. C'est encore une institutrice que l'Académie récompense en la personne de Marie-Léonie Bal- thazard, des Roches-de-Condrieu (Isère). « Fille d'un pauvre cultivateur infirme et dune mère con- tinuellement malade, mademoiselle Marie, dit la pétition qui nous la recommandait, après les avoir aidés de toutes ses forces à cultiver les maigres terres qu'ils possédaient, voyant qu'elle ne pour- rait jamais les soulager par ce moyen, résolut de se faire institutrice. )> Elle y parvint, toute seule, entre deux binages, à force de persévérance ; et, depuis lors, son traitement n'est employé qu'au sou- lagement de ses parents et à l'éducation d'un jeune frère et de deux sœurs. L'Académie lui décerne une médaille de oUO francs. Elle en décerne éga- lement une de 500 francs, sur la même fondation Camille Favre, à Antoinette Nardin, de Favey (Haute-Saone), actuellement domiciliée à Paris, où elle exerce depuis de longues années le rude 248 DISCOURS niolior (le <* iiiarfluindc an |)aiii('r ». Elle aussi, dL'[)iiis qiiiuzo ans, a soin t!ii lils et des filles d'une sœur, — au nombre de six, — (|u'elle a pris à sa charge ol défrayi'S de tout, sans parler d'un frère âgé et infirme dont elle est devenue l'unique sou- tien. Elle paie encoi'c la pension du lils d'une fille de ce frère. Humbles vertus, Messieurs, dont le geste n'a rien d'héroïque, l'attitude rien de théâ- tral, mais vertus dont l'humilité môme fait juste- ment la grandeur, et vertus sans lesquelles péri- rait le monde, s'il ne vit, comme on l'a dit, que du don de l'homme à l'homme; et, tout ce que nous enveloppons, nous, en le répétant, de ces termes académiques, si ce sont précisément ces braves gens qui le pratiquent. Nous parlons pour eux, mais ils agissent pour nous ; et nous les « récompensons », mais c'est encore nous qui leur devons du retour ! J'en dirai presque autant de ces « vieux serviteurs» que l'on s'est parfois étonné de voir l'Académie couronner tous les ans, en si grand nombre, et si généreusement. On l'en a même un peu plai- santée. Mais on a eu tort. On a eu tort, puisque telle fondation est expressément destinée, — j'en reproduis les termes, — « à récompenser les domestiques qui l'auront mérité par leur dévoue- ment à leurs maîtres»; et on a eu tort encore, parce que, si nous y regardons d'assez près, nous SUR LES PRIX DE VERTU 249 ne trouverons guère de témoignage plus louchant de cette solidaritt' qui égalise les conditions des hommes dans le malheur ou dans la misère. Eh oui ! rester fidèles à ceux qu'on avait commencé de servir dans des jours plus heureux, quand la fortune semblait leur sourire; les soutenir, les aider, les consoler dans leurs afflictions; sacrifier ses économie f^, — vous savez. Messieurs, en France et dans nos campagnes, toute la force de ce mot, — pour entretenir autour d'eux l'appa- rence, l'illusion, je ne dis même pas de l'aisance, mais de la sécurité ; relever leur courage défail- lant; les assister dans leurs souffrances; être sou- vent Tunique lien qui les rattache encore à la vie; leur épargner enfin cette suprême amertume de maudire en mourant un monde indifférent ou hostile, et, parmi tout cela, s'oubliant entière- ment soi-même, ne se soucier ni des forces qui déclinent, ni de la santé qui s'en va, ni des années qui s'accumulent, telle est l'histoire, oh! bien banale, de tous ces vieux serviteurs que nous sommes chargés de récompenser tous les ans. Je vous demande, sincèrement, si vous en con- naissez, dans sa banalité, de plus instructive? ni qui dépose plus simplement, mais plus éloquem- ment, que, selon le mot du grand orateur: « quand Dieu forma le cœur et les entrailles de l'homme, il y mit premièrement la bonté »? 250 DISCOURS Do CCS modcsics héros, l'Acadc'inic* n'en coii- l'oiiiio j)as c(Mlt' aniK'c moins de Ircnlc-ciini on qiiaranlc. C'est vous dire, Messieurs, que, dans un discours, qui, si nous étions obéissants aux iccoiu- mandalions de M. de iMontyon, « ne devrait pas élrc de pins diin demi-cpiai'l d'heure de h'ctni't' )>, je ne puis me proposer de les énumérer tous. Comment d'ailleurs choisir entre eux, — ou entre elles, car ce sont généralement des femmes? Virginie Piehol, de Guégon (Morbihan), est entrée, voilà trenle-hnit ans, au service d'un pauvre culti- vateur, pour le modeste gage de 60 francs par an, et ces 60 francs par an, pendant dix ans qu'elle les a touchés, — car elle ne lésa touchés que dix ans sur trente-huit, — elle les a uniquement consa- crés à l'entretien de son vieux père. Elle élevait en même temps les enfants de son maître, ils étaient ("inq, et qui dira comment, au prix de quels sacrifices, elle K's conduisait jusqu'au terme de leur éducation? Deux filles devenaient religieuses, un fils entrait dans l'ordre des 0])lats de Marie, pour aller chercher au Canada la mort du missionnaire : elle, cependant, continuait tou- jours de servir son vieux maître, avec le même désintéressement ; et sans doute, Messieurs, les 500 francs que l'Académie lui attribue sur la fondation Honoré de Sussy iront où sont jadis allés ses gages et ses économies : il n'y SUR LES PRIX DE VERTU 2bl aura de changé que le bénéficiaire de son dé- vouement. C'estle même chemin que prendrontles500francs que l'Académie, sur la fondation Letellier, attribue à Jeannette Goddet, de Seyssel, actuellement domi- ciliée à Lyon, pour les quarante-six ans qu'elle a passés au service de la même famille. Quelles sont les minces ressources de cette famille, aujourd'hui composée de trois veuves, la grand'mère, la mère, la fille, et de deux jeunes enfants, je ne le vous dirai pas, mais tous les témoins attestent que, de ces cinq personnes, désemparées et comme jetées en proie aux difficultés de la vie. Jeannette Goddet a été la providence plutôt que la servante, et, qu'à soixante-huit ans, ni fatigues, ni soucis, ni cha- grins n'ont triomphé de sa patience ou altéré seu- lement l'égalité de son humeur. Admirons, Mes- sieurs, et vénérons tons ceux qui se dévouent, de quelque manière qu'ils le fassent — et quand ce serait même avec tristesse, ou en grondant; — mais admirons encore davantage, et aimons celles dont la gaieté légère, en déguisant leur dévouement, réussirait presque a nous faire croire qu'en accep- tant leurs soins c'est nous qui leur rendons ser- vice? Comme Jeannette Goddet, ce sont aussi trois femmes, les trois sœurs, valétudinaires et infirmes, qu'Anne Françoise, dite Annette Valot, a prises, m 1)1 SCO i us sons sa |)roU;cLioii. il y u de ct'lu Ireiilc-iicur ans, i^ et aux(]iielles, pendant trente-trois ans, elle a |iro- i| tliL;u(' ses soins, sa jcnncssc et sa gaieté. VA\(' est |l passée de leur service à celui de l'un de leurs neveux ; elle a choisi pour s'y dévouer le moment même où cet ancien fonctionnaire venait de voir sa j)etite fortune engloutie dans je ne sais quelle spéculation d'agriculture; et, depuis qu'il est mort à son tour, Anne-Frangoise Valot s'est mise « en condition » chez une de ses nièces, a elle, pour quoi faire, Messieurs? Pour y achever en j)uix une existence déjà longue de soixante-treize ans? Non, mais pour y gagner de quoi payer les dettes de son maître, et ainsi, par-delà la tombe, donner à ceux qu'elle a si bien servis un dernier témoignage de son alfection. L'Académie décerne à Anne-Fran- çoise Valot, sur la fondation Montyon, une médaille de 500 francs. Elle en décerne une de la même valeur, sur la fondation Camille Favre, à Marie Lagarrigue, de Figeac (Lot). Marie Lagarrigue, âgée aujourd'hui de soixante ans, a commencé son apprentissage de la vie réelle dès l'âge de quatorze ans, en éle- vant ses deux frères et ses cinq sœurs. Entrée, dix ans plus tard, au service d'une famille alors com- posée de quatre personnes, et aujourd'hui réduite à deux femmes, c'est elle qui, depuis trente-six ans, entretient l'ordre et l'harmonie dans un intérieur SUR LES PRIX DE VERTU 253 que rincompatibilité des humeurs eût, sans elle, vingt fois dispersé. Enfin, depuis vingt-cinq ans, elle dirige, en qualité de présidente élue, une asso- ciation dont l'objet, nous dit-on, est «de protéger, (le secourir, en leur procurant un asile et des aliments, les jeunes filles de la campagne qui viennent cherchera la ville un emploi de servante ». L'Académie française, en encourageant la ligue... jo veux dire l'association des servantes de Figeac, n'a pas craint de l'exposer à la rigueur des lois; et » (jiic son nom, son ('ducation, sa situation sociale semblaient \\ avoir destiné M'"' de Croismare, mais elle habitait |î à quelques heures du Havre, au loug des falaises i du pays de Caux, et les vers du j^raiid poète réson- ii naient dans son cœur plus liaul (juclous les bruits de fêtes : Où sont-ils, les marins sombres dans les nuits noires? O tlots, que vous savez de lugubres histoires, Flots profonds, redoutés des mères à genoux ! Vous vous les raconlez en montant les marées, Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées Que vous avez le soir quand vous venez vers nous ! Oii sont-ils, les marins? et leurs enfants, que deviennent-ils? M"' de Croismare prit la résolution de se consacrer entièrement à ceux qu'un coup de mer, une saute de vent, un choc dans la brume, a rendus orphelins, et, depuis vingt ans qu'elle a fondé, sous le vocable de la Sainte FantiJ/e, son asile de Saint-Martin-du-Bec, tout ce qu'elle avait de fortune, de vaillance et de dévouement, elle l'a dépensé à la réalisation de ce noble dessein. Elle ne se contente pas d'élever ses pupilles, elle sup- porte les frais de leur apprentissage, et, malades ou sans place, la maison de l'orphelinat leur SUR LES PRIX DE VERTU 255 demeure toujours libéralement ouverte. L'Acadé- mie française, en attribuant à M"' de Groismare, sur la fondation Honoré de Sussy, un prix de 1.500 francs, est heureuse de s'associer à To'uvre de l'orphelinat de la Sainte Famille. C'est une autre forme de dévouement qu'elle a voulu non pas récompenser, mais du moins recon- naître, en attribuant, sur la fondation Montyon, 2.000 francs, — le prix le plus considérable qu'elle ait cru pouvoirdécerner cette année, — à M""' Marie Germaine, en religion Sœur Sainte-Marguerite, des Filles de la Sagesse. Il y avait en 1871, à l'hôpital de l'Enfant-Jésus, à Paris, une fillette de quatre ans, Marthe Obrecht, que l'effroi des spectacles de « l'année terrible » avait rendue sourde, muette et aveugle. Les médecins, après un long temps d'observation, la déclarèrent incurable, et quatre ans plus tard, en 1875, on n'avait pu parvenir encore à la placer dans aucune des institutions consacrées à l'enseigne- ment des aveugles ou des sourdes-muettes. Gepen- dant, elle avait de terribles colères, qui, plus d'une fois, avaient mis en danger la vie de ses jeunes frères. Ce fut alors qu'on eut l'idée de s'adresser à la supérieure de l'institution de Notre-Dame-dc-Lar- nay, près Poitiers, et après quelques hésitations, — car comment entrer en rapports avec la malheureuse enfant? — la supérieure se laissa toucher. Marthe 256 DISCOLKS Oljreclil lui piact'o sous la dirocliou de la Sœur Sainle-Mrdullc, aujourd'hui décédi'e, el de la Sœui' Sainte-Marguerite, elles-mêmes aidées dans leur tâche par une sourde-muette de riustitulion. Elles réussirent! De cette masse informe de chair, — puissé-je, Messieurs, employer cette expression sans manquer de respect au malheur! — où ne s'agitaient confusément que les insliucls animaux de notre nature, elles réussirenl. à force d"ing('- niosité, de patience, de douceur, de dévouement, d'application, à faire jaillir l'étincelle divine; et aujourd'hui Marthe Ohrecht, âgée de j)lus de trente ans, sait se faire comprendre, elle comprend; elle sait lire, elle saitécrire ; elle sait travailler, tricoter, faire du crochet, coudre même; elle sait parler. Elle sait aimer aussi ! et les dames de Larnay n'ont pas formé d'élève qui leur soit plus all'ectueuse- ment ni plus lidèlement attachée. Quelle entreprise, Messieurs ! et que de réflexions le succès n'en suggère-t-il pas ? « Ne pas voir et ne pas entendre » : vous représentez-vous bien ce qu'il y a littéralement de ténèbres accumulées dans ces deux mots ! Vous représentez-vous, dans cette nuit, lacaptivité de l'intelligence! Vous représentez-vous cette horreur de sentir, par rintermédiaire du tou- cher, qu'il existe un monde, etdechercher, aux murs desa prison de chair, une issue surcemonde,etdene pas la trouver! Mais quand une main compatissante SLIl LES PHIX t)K VKUTL' 257 et pieuse, après avoir calmé celte fureur presque inconsciente, a réussi de plus à la discipliner, nous rendons-nous bien compte. Messieurs, de ce qu'elle a dû y employer de précautions, et d'adresse, et d'autorité? Nous rendons-nous compte, si quelque- fois nous en avons douté, de la puissance de l'édu- cation? Et, dans cet exemple en quelque sorte gros- sissant, nous rendons-nous compte enfin de ce que doivent être les vertus d'un éducateur? Elever un être humain, si c'est vraiment le créer à la vie morale, on ne l'a jamais mieux vu que dans l'his- toire de Marthe Obrecht et de la Sœur Sainte- Marguerite. Ou plutôt, si ! on le peut mieux voir encore, et c'est dans l'histoire de la Sœur Sainte-Marguerite et de Marie Heurtin. Car Marthe Obrecht avait quatre ans quand elle a perdu l'ouïe, la voix et la vue. Elle avait entendu et parlé! Il y avait peut- être au fond d'elle de vagues et d'anciennes traces de ses premières impressions. Quelques-unes de ses acquisitions n'ont peut-être été que des revivis- cences ! Mais Marthe Heurtin, elle, était aveugle, elle était sourde, elle était muette de naissance. Elle avait dix ans quand, après avoir été renvoyée de deux institutions, on la confia, en 1895, aux dames de Larnay. Ses colères n'étaient pas moins terribles qu'autrefois celles de Marthe Obrecht, et il semblait qu'elles eussent quelque chose d'encore moins 17 258 DISCOURS luiniaiul Le siiccrs ;i |)()iirl;mL i''l('' le iiiùiiic Oiiairo ans ont siil'li [)our LransToriiier Marie llciiiiiii. J']11g lit et olle ('cril. l']llo sait sa grainnuiire et son catéchisme. Hllc ])arIo. h^llc va faire sa prciiiièro communion. Qu'est-ce à dire, Messieurs? sinon (pic les dames de Lai'nay, (jue la Sœur Sainte-Médnlle et la Sœur Sainte-Marguerite ont institué une « méthode »? L'éducation de Marthe Obrecht n'i'lait peut-être (ju'une victoire sans lendemain ni suites; l'éducation de Marie lleurtin en fait un triomphe sur la nature. Et, parce que ce triomphe sera durable, parce que la Sœur Sainte-Marguerite formera des élèves qui continueront son œuvre, parce que cette œuvre prolonge celle d'IlaOy et de l'abbé de l'Epée au-delà de tout ce qu'on eût cru pouvoir espérer, c'est pour cela qu'en la récom- pensant, Messieurs, nous ne saurions témoigner ici trop de reconnaissance à ceux qui nous l'ont signalée. Ce nesont point des sourds-muets, ni des infirmes que M. Auguste Fraënzel, à qui l'xXcadémie décerne, sur la fondation Montyon, un prix de 1.500 francs, s'est chargé d'élever, si cène sont même, de tous les gamins, les plus entreprenans et les plus bruyans, puisque ce sont des gamins de Paris, et des gamins du quartier Saint-Gervais. Simple professeur d'allemand, n'ayant que ses leçons pour vivre, M. Auguste Fraënzel a fondé à SUR LES PRIX DE VERTU 259 Paris, rue François -Miron, 68, au deuxième élage, un « Patronage » qu'il a baptisé lui-même du nom à Entre Ciel et Terre, et qui compte aujourd'hui plus de trois cents enfans. Ils n'étaient au début, voilà cinq ans, qu'une vingtaine! M. Fraënzel les a soustraits aux fréquentations de la rue; il a entrepris d'achever, quelquefois môme de com- mencer leur éducation religieuse et morale; il les place en apprentissage ; il les soigne quand ils sont malades ; il leur enseigne la charité ; et par ces moyens assurément très simples, mais enfin dont tout le monde ne s'avise pas, il a conquis FatTection des enfans et des parens. « 11 a sur les enfans, dit un document revêtu de 700 à 800 signatures, une influence dont les familles seraient jalouses, si les familles, au contraire, n'étaient heureuses de sentir leurs enfans ainsi aimés, ainsi suivis, ainsi guidés. » D'autres œuvres encore se rattachent à son « Pa- tronage », telles qu'un u Cercle déjeunes ouvriers » un <( Cercle d'études religieuses et sociales », un 0 Secrétariat du peuple », qui donne gratuitement aux habitans du quartier des consultations juri- diques. [1 a paru, Messieurs, à l'Académie, que dans un temps où il n'est question que d'oeuvres post-scolaires, extra-scolaires, juxta-scolaires, l'ini- tiative de M. Auguste Fraënzel méritait d'être signalée 1 Le succès de son « Patronage » est un bel exemple de ce que peut quelquefois un seul 260 DISCOl 1!S liommc, à la t'oiiditioii d'avoir en soi le ^oiil, l'ardeur, et le « besoin de se dévouer ». Le « besoin de se dévouer », est-ce l)ieii iei, Messieurs, l'expression dont il faut se servir, et ne eraindrons-nous })as qu'on en abuse pour se libérer, envers ceux qui se dévouent, du fardeau de la reconnaissance? Ils sont ainsi faits! nous dit-on; ils obéissent à une loi de leur nature; ils travaillent aussi à s'assurer une éternité de bon- heur ! De quoi veut-on que nous leur sachions gré? Oh! le pitoyable et l'odieux so])hisnie ! (^omme si la noblesse de nos besoins ne mesurait pas la noblesse de notre nature; comme si la hiérarchie que nous établissons en Ij'c ces besoins n'était pas l'œu vre de notre volonté; comme s'il ne nous fallait pas toujours en sacrifier, à ceux que nous satisfai- sons, de non moins impérieux, mais de moins généreux; et comme enfin si nous en pouvions assurer la satisfaction autrement que par une atten- tion, une vigilance et une résolution de tous les instants! Vous vous rappelez les vers de Lucrèce: Suave, mari magno lurbantibus œquora ventis, E terra magnum alterins spectare laborem. Ce n'est pas, ajoute-t-il, que nous trouvions du plaisir dans le danger des autres, mais c'est que nous jouissons alors de la conscience d'être en sûreté. Eh bien, Messieurs, il y en a, il y a des SUR LES PRIX DE VERTU 261 fommes, il y a des hommes qui ne veulent pas de cette « jouissance » ! Il y en a qui trouveraient doux, eux aussi, de rester paisiblement sur la rive quand les vents et les flots font rage, mais qui ne veulent pas de cette « douceur ». Et il y en a, saclions-le bien, à qui les leurs, à qui la vie, ne sont pas moins chers qu'à nous ; mais au-dessus de la vie, et de leurs aises, et des leurs, précisé- ment ils mettent quelque chose ; — et c'est ce que nous appelons le besoin de se dévouer. L'Académie décerne au pilote (Jharles Gossin, de Dunkerqiie, chevalier de la Légion d'honneur, une médaille de 1.000 francs sur la fondation Montyon, pour trente-six ans de services à la mer et vingt sauvetages accomplis dans les circons- tances les plus tragiques. Est-ce que nous croirons, Messieurs, que le pilote Gossin tenait moins que nous à la vie? ou peut-être les dangers de la mer lui étaient-ils moins connus? Croirons-nous que, dans la nuit sombre, à travers la tempête, quand, à l'appel du canon d'alarme, il volait au secours d'un navire en détresse, il ne sut pas qu'il allait à la mort? Non, certainement, nous ne le croirons pas : il savait qu'il y allait; et il y allait parce qu'il le voulait; et il le voulait parce qu'il avait son « idée » du devoir et du dévouement. Ainsi encore Louis Périer, de Fécamp, autre pilote inscrit au Havre, à qui l'Académie décerne le prix 262 DISCOURS (îomond, (rune vuioui- de 1.000 francs. Lui aussi, couimo (lliarlcs Gossin, il est chevalier de la L(''g'i()n (l'honneur, et nous ne sommes i)as les premiers à l'econnailre son héroïsme. Louons encore el admirons le dévouement de Jean Thibaudier, d'AvigTU)n, à (|ui nous décernons, sur la fondation Buisson, une médaille de 1.000 francs. Jean Thibaudier, pèi'e de trois jeunes enfants, n'a jamais hésité devant le daugei', quel qu'il fut; et se pi'écipiter du haut d'un pont dans le Uhone pour sauver un homme qui se noie ne lui est pas moins ordinaire que de courir au feu des incendies pour en arracher une victime. 11 s'est encore distingué tout particulièrement, en 1896, à l'époque où le fleuve, rompant ses digues, avait envahi plusieurs quartiers d'Avignon, et on l'a vu, quinze jours et quinze nuits durant, visiter, secourir, ravitailler les inondés... Ignore-t-il piMit-etre encore, ce Jean Thibaudier, que l'eau mouille et que le feu brûle? Mais, qu'ils s'app(dlent Charles Gossin ou Jean Thibaudier, veut-on, après cela, que le besoin de se dévouer soit comme inné chez quelques-uns d'entre nous? Disons alors qu'ils sont trop rares, Messieurs, ceux en qui la nature, — je serais tenté de dire la grâce, — a permis que l'impulsion du dévouement triomphât ainsi sans effort des conseils ou des suggestions de l'é^oïsme et de l'intérêt! SUR LES PRIX DE VERTU 263 Songeons encore que, pour être innées, nous n'en admirons pas moins les qualités du caractère et de l'esprit, celles qu'on apporte en naissant, et (ju'on ne nous demande que de ne pas gaspiller. Est-ce que le talent, lui aussi, n'est pas un don de Dieu, et lui marchandons-nous pour cela notre admiration ou nos éloges? Mais, au contraire, et peut-être à tort, ce que nous estimons le plus au monde, c'est justement ce qui ne s'acquiert pas, c'est la vigueur et c'est la santé, c'est le courage et c'est l'audace, c'est la beauté, c'est le génie! Pourquoi la vertu seule ferait-elle exception? Qui sait si ce qu'elle a d'instinctif, ou pour mieux dire de spontané, ne serait pas surtout ce qui en fait le prix? L'ignorance où elle est quelquefois d'elle- même achève d'en faire la séduction. Nous l'aimons de ne pas se connaître. Mais, Messieurs, ce n'est pas une raison d'avoir moins d'estime pour elle ! et, plutôt, c'en est une d'admirer davantage ce qu'il y a de plus qu'humain en elle, son principe secret et le ressort caché de ses démarches. C'est ce genre de vertu que l'Académie a voulu signaler, en décernant à Romain Rey, d'Anjou (Isère), une médaille de 1.000 francs, sur la fon- dation Lange. Héritier des pauvres de sa mère, « pas un indigent n'a souffert dans sa commune, — dit le Mémoire qui nous recommandait Romain Rey, — pas un n'est mort qu'il ne l'ait assisté ICi'i niscol'us dans sa iloruirTc maladie el coikIuiI à s. Noioz, Messieurs, ces derniers mots ! Ils sont cai'aclérisli(ju('s de la pirlé singulière que notre peuj)le de France a prolessi-e de tout temps l)our ses morts; et, de les accompagner à leur dernière demeure, ou de les <( ensevelir» pieuse- miMit, on ne saurait croire dans comlticn de nos Mémoires nos candidats en sont lom-s comme de l'une de leurs principales vertus. Ai-je besoin (Tajouter que ces morts, ils les ont d'ailleurs j)resque toujours soignés, comme liomain Hey, de leurs propres mains, et secourus de leurs propres deniers? C'est ce que fait également, à une autre extré- mité de la France, Marie Le Coispellier,de Brest, à qui, sur la même fondation Lange, rx\cadémie décerne une médaille de 1. OUI) francs. Professeur de piano, Marie Le Coispellier, la neuvième de onze enfants, n'ayant que son nu'tier pour vivre, a trouvé le moyen, dans son active et infatiga!)le charité, de soulager à elle seule plus d'infortimes qu'un millionnaire. Elle visite etsoigne les malades. Elle va, comme elle dit, « en journée » chez les pauvres, se faisant à la fois leur servante, et, ce qui est plus difficile peut-être, leur égale. Combien de louables actions la nuance imperceptible de supériorité qu'on y met n'a-t-elle pas gâtées ! Marie Le Coispellier balaie la chambre de ses pauvres. SUR LES PRIX DE VERTU 265 elle raccommode leur linge, elle parle avec eux de leur misère en mangeant avec eux le frugal repas qu'elle a payé de son obole. Elle ramasse dans la rue les enfants abandonnés, leur enseigne le caté- chisme, réussit à les remettre ou plutôt à les mettre dans la bonne voie. Elle explore conscien- cieusement les roulottes des saltimbanques, s'en- quiert de leurs besoins, réussit à leur procurer jusqu'à des chevaux pour reprendre leur vie vaga- bonde, immobilisée un moment par la misère. Elle les soigne quand ils sont malades; et, quand ils meurent, — je vous le disais, Messieurs, que tous nos Mémoires ont toujours grand soin de relever ce trait ! — « elle les enterre ». Nous éton- nerons-nous que la ville de Brest, qui Ta vue depuis tant d'années à l'œuvre, ait cru devoir attirer sur Marie Le Coispellier l'attention de l'Aca- démie? et, s'il faut estimer ceux qui font la charité (le leur superflu, que dirons-nous de ceux qui la font en se privant de leur nécessaire, ou, mieux encore, qui, n'ayant pas ce nécessaire, s'ingénient et réussissent à faire leurs charités sans lui ? Tel est le cas d'Emilia Boitel, de la Père, à qui l'Académie, sur la môme fondation Lange, décerne un prix de 1.000 francs. Fille d'un modeste cor- donnier, Emilia Boitel, pauvre et dénuée de toutes ressources, malade, presque aveugle, âgée d'au- jourd'hui soixante ans, n'en a pas moins trouvé 26f> niscorns le nioyoïi d'ùlrc la IVovidonco des j);uivres do la l'ère. « Non contente de secourir les pauvres, de les soigner, iVcuscvcUr /es niorls^ — dit \\\\\ des Mémoires qui nous la recouimandeni, — Eniilia Hoitel s'essaie au relèvement moral des déshérités, l'allé possède une redingote d'homme qui est célèbre à la Fère. » (Test, Messieurs, pour en habiller les nombreux irréguliers qu'elle trans- forme en maris légitimes : elle possède aussi « une robe de baptême... » pour l'enfant. Un autre Mémoire calcule qu'Emilia Boitel, quoique n'ayant pas elle-même, comme on dit, où poser sa tète, n'a pas distribué dans la Fère moins de 100.000 francs d'aumônes. Maintenant que l'âge est venu, et les infirmités avec l'âge, elle est entrée à Ihôpital de Laon, où son grand chagrin est d'être séparée de ses pauvres. Puisse du moins le prix que l'Académie lui décerne la réunir quelque temps à eux! Je n'en finirais pas, Messieurs, si je voulais, dans ce rapport, donner la place qui lui serait due à chacun des cent dix-huit lauréats que nous couronnons cette année, et la séance n'y saurait suffire. Que les époux Worms, de Paris, à qui l'Académie décerne les 1.000 francs du prix Sou- riau ; qu'FlisaZeller,deLons-le-Saulnier, à qui sont attribués 1.000 francs sur la fondation Savourat- Thénard, une fondation nouvelle qui enrichit nos SUR LES PRIX DE VERTU 267 concours de 8.000 francs de renie annuelle ; que Marguerite Moulager, de Versailleux (Ain) ; que François Jeudy, de Ramonchamp (Vosges), un cantonnier qui, sur son salaire, a trouvé le moyen d'élever trois enfants, de soutenir sa belle-mère, âgée de soixante-treize ans et d'adopter deux vieilles infirmes, âgées l'une de soixante-dix- neuf ans et l'autre de quatre-vingt-cinq ans; que tant d'autres encore nous pardonnent donc si nous ne pouvons guère que les nommer en pas- sant ! Il y a aussi François Gorse, de Sornac (Lozère), à qui l'Académie décerne, sur la fonda- lion Montyon. une médaille de 1.000 francs pour avoir mérité, dans sa commune, le nom de « Fran- çois Gorse l'Humanitaire ». Simple facteur rural, l'accomplissement de son service, qui n'a jamais donné lieu à une observation de ses chefs, lui est une perpétuelle occasion de se dévouer. Non content d'avoir opéré de nombreux sauvetages, il jette à lui tout seul des ponts sur les ruisseaux de la montagne, il y construit des refuges, il y trace des routes, il y plante des arbres... Mais il faut enfin se borner, et j'aurais terminé, Messieurs, si, avant de conclure, je ne me sentais invincible- ment ramené, par ces facteurs et par ces canton- niers, au début de ce discours. « J'ai eu de vrais mouvements d'admiration enthousiaste, a écrit un romancier, pour de bons 208 DISC.OIHS vieux qui parlaionl lo j)Ius mauvais anglais |)os- sible, — le lexle que je cite est de Georj^es Eliol ; — qui avaient quelquefois le caractc're maussade ; et qui n'avaiciil jamais (>|)(''rr! dans une sphère d'action au-dessus de ceih^ d'inspecteur de paroisse, par exemple. La manière dont j'en suis venue ù conclure que la nature humaine mérite d'être aimée, celle gui ma ensetçjné (iiK'hjue chose de sa profonde èlocours, toutes ces leçons poiu' pi'olonger cl ronliniier l'école au-delà, des limites que lui impose tro|) souvent Tohli- i;ation de vivre ? Qu'est-ce doue que ces (euvrcs post-scolairfs dont on fait depuis quel({U(» temps si grand hruit? cl rextension universitaire? et ces «universités populaires »? Une « université pojui- laire »! Mais vous en êtes une, vous, messieurs du cercle des PVancs-Bourgeois, et, si je m'en rapporte à ce qiu' j'entendais tout à l'heiii'e, vous en êtes même une où ragr('al)le et l'utile se mêlent. Et aussi bien, Messieurs, pour donner à ces œuvres posi-scolaires le développement ([u'elles comportent, il ne suffit ni de l'argent ni du temps que nous y pouvons dépenser, nous, liommes du dehors, qui avons autre chose à faire, qui ne pou- vons vous donner en quelque sorte que nos loisirs, qui avons d'autres devoirs à remplir ! mais il y faut un dévouement comme celui de vos vénérables maîtres; il y faut, pour donner à ces œuvres la consécration de la durée, non seulement des indi- vidus, mais un corps, un grand corps qui entasse l'objet de son activité ; et depuis deux cents ans DU CERCLE DES FRAXCS-ROURGEOIS 279 rinstilut des écoles chrétiennes a été ce grand corps. C'est aussi lui qui le premier a conçu Tidée et déterminé la constitution de ce qu'on appelle l'enseignement moderne... Mais ici, Messieurs, permettez-moi de faire une réserve. Je suis, et j'en ai dit plus de vingt fois mes raisons, je suis et je serai toujours grand partisan des humanités. Je suis de ceux qui croient qu'il y aura toujours, pour des Français, une vertu singulière et unique dans l'éducation latine. C'est aux sources latines qu'il nous faudra, je le crois, nous retremper tou- jours. Mais je ne méconnais point pour cela les conditions nouvelles que la vie nous a faites en ce siècle; je ne m'en plains même pas, ce qui serait d'ailleurs parfaitement inutile ; et je dis, en tout cas, puisque c'est de l'histoire, que tout ce que l'on a fait depuis vingt-cinq ou trente ans, pour donner à l'enseignement, tant secondaire que pri- maire, un caractère plus pratique, pour l'adapter à ces conditions nouvelles de vie, on n'a fait que l'emprunter aux Frères des Ecoles chrétiennes. C'est ce qui me permet de m'engager, un moment, dans un autre ordre de considérations. 11 y a deux cents ans que le bienheureux de la Salle a fondé l'Institut des Frères des Ecoles chré- tiennes, et, de dix ou douze qu'ils étaient alors, ils sont aujourd'hui quinze ou vingt mille, qui rem- 280 Disr.oriis poru i.\ skanck anm i:i.i.I': plissent, vous le savez, lunivors, ol, dont la robe n'est pas moins respectée au C.inada qu'en l^^rance, et à Singapour qu'au (Jaire. Telle est la fécondité de presque toutes les (euvres qu(^ le xvii" siècle a vues naître, et, à ai propos, je me suis souvent demandé si nous en ('lions assez fiers. Pour moi, quand je songe, — ^^ ]^' ne vous parle, vous l'entendez bien, qu'au point de vue catholique ou chrétien, — quand je songe donc que ce grand siècle a été le siècle de saint l'rançois de Saies et de BéruUe, de Pascal et de Bossuet, d'Arnauld et de Nicole, de Fénelon et de Bourdaloue, de Mabil- lon et de Monlfaucon, de Thomassin et de Petau, de JNlalebranche et de Massillon, de tant d'autres encore qui sont la gloire de l'Eglise de France et l'éternel honneur du nom français; quand je songe que ce même siècle a été non seulement le siècle ([ui a vu naître votre Institut, mes très chers Frères, mais les savantes congrégations de l'Ora- toire et de Saint-Sulpice, mais celles des Lazaristes et des Missions étrangères, mais celles des reli- gieuses de la Visitation et des Filles de Saint- Vincent de Paul, et j'en oublie sans doute; quand je songe qu'il a été le siècle de M"'' de Chantai et de M""" Acarie, de la mère Agnès et de M"" de Miramion, de l'abbé de Rancé et du bienheureux de la Salle, oui, je me demande si nous en sommes assez fiers ; et en vérité, je ne sais si je me fais DU CERCLE DES FRANCS-BOURGEOIS 281 illusion, mais pour trouver un ternie de compa- raison, je remonte le cours des siècles, et je ne trouve où m'arrèter qu'aux âges glorieux, aux âges héroïques du christianisme, aux siècles de Chrysostome et d'Augustin. Pardonnez-moi de me répéter, mais sans doute, c'est encore une des choses que j'ai voulu dire en disant que « le catholicisme c'est la France, et la France c'est le catholicisme ». Eh hien, Messieurs, si quelqu'un des contem- porains du bienheureux de la Salle ou de saint Vincent de Paul reparaissait aujourd'hui parmi nous, il serait sans doute étonné, d'abord vos cos- tumes et mon habit le surprendraient, mais il reconnaîtrait tout de suite votre robe, mes très chers Frères, pour l'avoir vue circuler dans les rues du Paris de son temps, de même que dans nos hôpitaux il reconnaîtrait la cornette de nos Filles de Saint- Vincent de Paul. Il reconnaîtrait que, les uns et les autres, vous êtes également demeurés fidèles à l'esprit de votre institution. Ce sont les mêmes statuts qui vous régissent toujours, et ce sont les mômes vœux que vous contractez, et c'est le môme objet, toujours, oiî vous tendez. S'il y regardait de plus près, il s'émerveillerait alors, et à bon droit, de la souplesse de ces l'ègles qu'on croirait si rigides, et, sans cesser d'être elles-mêmes, il admirerait comment tant de changements sur- 282 Discorus porn \.\ skanck annuelle venus depuis deux ceuls ans les ont toujours trou- vées assez larges pour s'y accommoder. Vous êtes anciens et vous ôles modernes. Vous date/ du Icuips de Louis XIV (^l vous êtes du notre. Vous avez précédé dans la voie du progrès ceux (jui se consi- dèrent comme les précurseurs et les hérauts du xx^ siècle. VA de là, Messieurs, je veux, en termi- nant, tirer une dernière leçon. Jeunes gens, (|ui demain entrerez dans la vie, et vous, enfants, dont Tintelligence commence à s'ouvrir aux bruits du dehors, on vous dira, comme à nous, qu'entre le progrès de la civilisation ou de la science moderne et les enseignements de la religion il y a non seulement opposition ou contradiction, mais discordance môme et incom- patibilité. N'en croyez rien! Vous avez fait un peu de géométrie. Quand le rayon d'un cercle augmente, sa courbe ou sa circonterence enveloppe à mesure plus d'objets, plus divers, plus nouveaux et plus inattendus, mais le centre en est toujours le même. Vous avez fait un peu de botanique. Est-ce que ce n'est pas la loi du chêne que de sortir du gland, et si profondément qu'il enfonce ses racines enterre, ou si haut qu'il élève sa tête vers les cieux, est-ce que le rapport n'est pas toujours le même entre l'arbre magnifique et l'humblo germe d'où il est sorti? Vous avez fait un peu de physique, un peu d'histoire, un peu de philosophie. Est-ce que notre DU CERCLE DES FRANCS-BOURGEOIS 283 puissance a diminué sur la nature, à mesure que les lois nous en étaient mieux connues, et bien loin d'empocher ou d'entraver le proj^^rès, est-ce qu'au contraire nous ne l'avons pas vu qui naissait, pour ainsi parler, de notre soumission à ces lois? C'est ainsi que le progrès religieux se développe sous la souveraineté du dogme immuable, identique en tout temps à lui-même, et que l'autorité de la tradition ne le gène pas, mais le favorise. Le dogme est aujourd'hui ce qu'il était hier, et il sera demain ce qu'il est aujourd'hui. C'est l'humanité qui vit et c'est le monde qui change. L'un des termes du rapport passe, mais il y en a toujours un qui demeure. Tenons-le donc ])our assuré! Ne nous ellVayons pas des assauts qu'on lui donne : il Y résistera dans l'avenir comme il y a résisté dans le passé. Et j'ai taché, Messieurs, de vous le montrer : puisque, dans le temps où nous sommes, la libre-pensée n'a rien trouvé ni rien imaginé de mieux que de laïciier les idées chrétiennes, — et que c'est même en quoi consiste a peu près tout son progrès, — opposons-lui cette autre formule, et, à notre tour, proposons-nous de catholiciser tous les progrès de la civilisation et de la pensée modernes. Nous le pouvons, si nous le voulons! XIII RÉPONSE AU DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. PAUL HERVIEU 21 juin 1900 Monsieur, N'est-ce pas une chose vraiment admirable, — et tout à la gloire de notre commune modestie, — qu'aucun de nous, en prenant place dans cette Compagnie, ne se fasse honneur à lui-même des suffrages qui l'y ont appelé? Non! Messieurs, disons-nous tous, ou presque tous, non, ce n'est pas moi que vous avez élu, c'est le fils de mon père; c'est lélève de mon maître; c'est l'ami de monami; et, puisque nous le disons, assurément nous le pensons! Vous n'avez pas voulu, Monsieur, vous singulariser en vous dérobant à l'usage ; et vous avez pensé, vous êtes convaincu que l'Aca- démie française, en vous choisissant pour succéder au brillant auteur du Monde où roti s'ennuie^ ne s'est préoccupée que de donnera Edouard Pailleron cette satisfaction suprême d'être aujourd'hui loué par l'un de ses plus chers amis. Et, sans doute, si vous vous y obstinez, je ne disconviendrai point qu'il y ait eu quelque chose de cela dans les inten- 288 iiKi'O.Nsi: Ai: discoihs uk hi';ci:i'tion lions de rAcadrmic! Qiinnd rAcadomie fVuiKjaiso, qui ne regarde pas (|uel(juefois à remplacer un historien par un poêle, ou un nialhémalicien par un évêque, ofl're, comme aujourd'hui, le fauteuil d'un auteur dramatique à un auteur dramatique, elle en a ses raisons. VA c'est bien vous, Monsieur, qu'elle a choisi en vous, vous d'abord, et pour vous-même, je crois pouvoir vous en rendre certain; mais (die est heureuse aussi qunn nom qui, pendant tant d*ann(^es, comme celui dT^douard Pailleron, a été pour elle une parure, soit célébré d'une manière et avec un éclat dignes de lui ; — et d'elle. C'est ce que vous venez de faire. Si je puis me vanter d'avoir moi-même un peu connu notre regretté confrère, et si j'ai bien apprécié ce qu'il y avait d'ironiquement défensif dans son attitude accoutumée, vous venez de faire de lui l'éloge non seulement le plus spirituel et le plus pénétrant, — je dirais volontiers le plus aigu, — mais encore l'éloge qu'il eût le mieux aimé, pour la liberté de jugement qui s'y mêle à la iidélité de votre sou- venir et à la sincérité de votre émotion. Vous ne nous avez pas révélé Pailleron: son théâtre y suffisait! et, à vrai dire, nul n'a guère su de lui que ce qu'il en a bien voulu laisser passer dans son théâtre. Il était un peu mystérieux. Mais vous nous avez admirablement défini l'originalité I)E M. PALL HERVIEL' 289 de son œuvre. Vous nous avez admirablement fait voir ce qu'il y a eu de conscience professionnelle, d'ingéniosité, d'invention et d'art dans le manie- ment adroit de cesmoyens dramali([uesdont Pail- leron lui-même, avec une feinte insouciance et un peu d'inquiétude, ne craignait pas quelquefois de nous dénoncer rartifice. Il excellait ainsi à dérou- ter la critique, en la prévenant; et, d'une objec- tion qu'il prévoyait, il se faisait, en habile bomme, un élément de succès. Vous nous avez encore monti'é ce qu'il y avait de signification lointaine, et, par conséquent, de raisons de durée, dans son œuvre. 11 avait, vous nous l'avez dit, des instincts de propriétaire, et, tous les conservateurs ne sont pas des propriétaires, mais, sans que l'on en devine exactement le motif, la plupart des pro- priétaires sont des conservateurs. L'œuvre de Pailleron, dans sa forme légère, fut certainement une œuvre de « conservation sociale «.Aussibien la comédie, la ^raie comédie, celle qui fait rire, la comédie d'Aristophane et de Molière, n'a-t-elle pas toujours été conservatrice? On s'y est plus d'une fois trompé. C'est une autre comédie, celle de Dumas fils et de Diderot, la comédie drama- tique, la comédie oij l'on pleure, qui est volontiers réformatrice ou révolutionnaire ; et à ce propos, il est fâcheux que, pour désigner deux espèces si difTérentes, — la Dame aux Camélias et le Monde 19 290 KiiPitNsi': Af itiscoi Ks i)i; ni;:(;KprioN où l'on s'enn/ficy le Père de Famillr (>| /es lù'nnncs saraiifrs, — nous ne disposions, on Ixiti IVaiiçais, (|M(' (Inn stMil iiidl. l'iilin, .Monsiciif, sous lo rire élincelanl de lu comédie de Paillenm. vous n'avez pas omis d"indi(jiier, sans y insister, (oui ce (juil y avait de sensibilité réelle, d'émolion, de délica- tesse; et j'aime à ré[)('Lei* ce que vous nous av(>z si bien dit de la gràc(> pudique de ses jeunes lilles, u dout les bras candides l'ont llotlersur son œuvre comme une lon^me écbarpe blanche ». Ne serais-je pas l»ien imprudent (b- vouloir ajouter quelque chose à cette analyse si précise de l'œuvre, à ce portrait si vivant de notre heureux confrère? J'en serais aussi très embarrassé ! Non, en vérité, l'Académie ne s'est pas trompée en vous choisis- sant pour lui retracer la physionomi»' d'Kdouard Pailleron ; et personne, mieux ([iie vous, n'eût pu répondre à notre intention. C'est peut-être que vous avez, parmi beaucoup de difi'érences, plus d'un trait en commun avec votre prédécesseur, et notamment celui-ci, de n'avoir jamais livré de vous-même, à vos lecteurs, que vos écrits. La discrétion faisait le fond du caractère de Pailleron; et sa plaisanterie, toujours mordante, souvent un peu dure, n'était qu'une manière d'éloigner la familiarité. On pouvait être son ami ; iln'avait point de « camarades » ! C'cdait le plus galant homme du monde, mais il n'avait DE .M. PAUL HEKVIEU 291 rien, tel du moins que je le revois, de ce qu'on appelle un « bon garçon ». Si vous lui ressemblez en ce point, souiïrez, Monsieur, que je vous en félicite! et permettez-moi, quoique je l'aie dit bien souvent, de saisir, en vous souhaitant votre bien- venue parmi nous, Toccasion de le redire encore : je ne sache rien de plus déplaisant, en littérature, — et ailleurs, — ni rien de moins littéraire, ni vraiment, en un certain sens, rien de plus immoral, que cette manie qu'on a de se prodiguer, de s'étaler soi-même en ses écrits, comme si l'on se llattaitde conquérir à sa personne une admiration, ou une sympathie, que l'on a donc grand' peur de ne pouvoir éveiller par ses idées, retenir par ses oeuvres, et satisfaire par son talent. Dieu nous préserve des Montreiirs! c'est le nom, vous vous le rappelez, qu'un grand poète leur a donné. Edouard Pailieron, vous avez eu raison de le faire observer, poussa l'horreur de ce cabotinagejusqu'au point de n'avoir pas écrit, — pour expliquer, je ne dis pas Edouard Pailieron, mais son œuvre, — une seule Préface! Vous partagez, Monsieur, cette aristocratique et salutaire horreur. Vous estimez que nos écrits n'engagent pas notre personne à nos lecteurs. J'ai lu de vous des Dédicaces, et je m'honore d'avoir des raisons très particulières d'en garder la mémoire. Mais vous n'avez, non plus que Pailieron, jamais perpétré de Préfaces. Après tout, on n'en 292 ri^:P()Nse au nis^coiiis dI'; iikcki'tion fait fii'iière que pour s'y uiirer soi-môm(\ cl, (|m;ui(I on se trouve « bien », pour inviter le public ;i prendre sa part de lacompUiisancequo loiisiuspire. Aussi, Monsieur, n'abusci ai-jc pas aujourdbui de la facilite qui m'en serait oll'erte, et je ne vous conterai point ce (^uc vous savez beaucoup mieux que moi : voire l)iograpbie, votre jeunesse et vos origines. \'ous clcs lu'' en 1857 : ce iTest jias un(î raison pour que je cherche à débrouiller bi « ])sy- chob)gie » de l'année 1857. Vous êtes Parisien : ce n'est pas une raison |)our que je m'attarde à faire la monographie du Parisien; — si d'ailleurs il était possible de la faire, et qu'il n'y eût pas presque autant de Parisiens que d'individus. Je vous plaindrais plutôt, ou je vous querellerais de n'être pas assez provincial ! Vous êtes, je crois, de bonne famille bourgeoise : ce n'est pas une raison. Monsieur, pour qne je vousinllige une dissertation sur l'esprit bourgeois dans le roman ou au théâtre. Vous avez fait vos études an lycée Condorcet, qui s'appelait en ce temps-là Bonaparte : vous m'excu- serez de ne vous parler ni de vos professeurs, ni de vos camarades, ni même de Bonaparte ou de Condorcet. N'êtes-vous pas aussi presque docteur en droit? Et ne fûtes-vous pas secrétaire d'ambas- sade? Le beau prétexte à rechercher ce que les savantes intrigues de rAnnalure et de Peints par eux-mêmes \v'A\\\?>^^ni de connaissance des mystères DE M. PALL IIERVIEU 293 de u la carrière », et, peut-être, ce que roii retrou- verait de traces de vos études juridiques dans les Te/iailles ou dans la Loi de l'homme ! Quoi encore? Faites-vous, par hasard, de la bicyclette, ou pré- férez-vous raulomobile? Toutes ces questions, et d'autres semblables, nont été, je pense, inventées qu'en haine du talent. Tandis que nous nous elTorçons ainsi, ou que nous avons l'air de nous eiïorcer de le rattacher à ses origines, nous ne négligeons que de lui rendre justice, et, tout en feignant de l'analyser dans ses prétendues causes, nous nous dispensons de l'admirer. Et cela est fort i)on, quand l'admiration ne sait pas où se prendre, ni la justice oii se fixer. Quand un écrivain res- semble à tout le monde, il faut bien, dans le portrait qu'on en donne, faire entrer tout le monde. Mais quand il ne ressemble décidément, comme vous, qu'à lui-même, c'est alors son originalité d'écrivain qu'il faut essayer de préciser; c'est son individualité qu'il est intéressant de mettre en lumière ; et, n'y duss<'-je réussir qu'à demi, j ai la contiance que vous ne m'en voudrez point, mais vous me saurez gré. Monsieur, d'y avoir ingénu- ment tâché. « Toutes ses idées surprennent d'abord, car on dirait qu'elles commencent au point où s'arrête la banalité des idées habituelles, et l'on est d'autant plus entraîné à prendre ses manièi'es de voir 294 RKi'ONSE \r nisr.oi-Rs de ni'x:i:ri'ioN qu't'lles scniMeiil (MMiliiiuor et prolonger notro pciisoo pltitnl qu'ollo ne nous on dérangoraionl: on no nous II(' siirliMil iiiic l»ii^<', iiiio scùne élrange ol i)iiis.saiil(', où se iiianilcslail loiilc la portée psyc'hologi([iie et, d<''jiV la ma lu ri li' de voire jciiiic laleiil. \ Olre J/ko/ui/i \ieiil de loiiiin'i' on élai de catalepsie; ou le croit mort; et, tandis (liraulour de son cadavre présumé toute sa mai- son s'empresse, — femme, valets, servantes, et jus([u'au chien i\\\ logis, — lui, continue de voir, et d'entendre, et de sentir : je veux dire, d'odorer encore. Cependant, et en observation des rites consacrés, voici qu'une main pieuse j)rocède, pour commencer, à lui lei-mer les yeux ; et quelques instants après, une autre main, jetant un voile épais sur ce masque immobile, intercepte et lui enlève ce qui siégeait encore de vie dans son odo- rat; et voici qu'une troisième, en l'embobelinaut d'une mentonnière, supprime enfin la dernièi'e, l'intermillente et tremblottante communication (jue l'oreille inquiète entretenait encore avec le monde extérieur. Supj)Osition bizarre! dira peut- être ici quelque savanl ; imagination folle de poète ou de romancier! Je le veux bien! mais imagination qui donne, en tout cas, à rêver; et supposition dont ou ne peut s'empêcher de suivre les conséquences. Car, savons-nous seulement ce que c'est que mourir? comment on meurt? com- bien de temps quelque chose de ce qui fut nous survit à la mort apparente? Et puis. Monsieur, et DE M. PAUL HERVIEU 301 ainsi que vous le dites vous-même, avec cette ironie un peu hautaine que nous allons retrouver dans \oive Ar?fiatiire et dans Peints par eux-mêmes , quand cette supposition ne nous insinuerait que de traiter moins légèrement nos morts, ne serait-ce pas déjà quelque chose? « Hommes, qui avez or- ganisé froidement la pompe des funérailles, com- ment n'avez-vous pas réfléchi aux parcelles d'àme et de sentiment que pouvaient conserver les morts, ni aux ménagements qu'elles méritent, tandis qu'elles vont s'atténuant jusqu'à la dernière pous- sière du dernier ossement. » On ne fit pas à votre Inconnu l'accueil qu'il méritait : je dois le dire. Notre public n'aime pas Ijeaucoup ces histoires de fous, comme s'il en redoutait le choc pour la fragilité de son bon sens; ou, plutôt, parce qu'elles lui imposent l'obli- gation de réfléchir, de s'interroger sur lui-même et de mesurer la faiblesse de cette raison dont nous sommes si hers. Mais vous n'aviez pas perdu votre temps; et on dut en convenir, et on en con- vint unanimement, quand parut Peints par eux- mêmes, votre chef-d'œuvre peut-être, à mon sens, et, sous la parfaite convenance de la forme, un des romans les plus audacieux qu'on ait écrits depuis vingt-cinq ans. Audacieux! Ce mot et ses synonymes reviennent souvent dans mon discours ; ils y reviendront 30-2 iti'M'oNsi': m: hiscoi us dk iti'ccKi'rioN loiil à riiciirc; c'csl (|iril n'y en a pas (|iii (l(''li- nissoTil nii(Mi\ lim (]{'<■ as|)('cls de voli-c lalciil. V(»ii> ne, failcs poitil de Itniil.cl il vous scmlilt'- l'ail iiK'Ié^anl d'en l'aire. NOiis ne |ii'(''V(mi('Z poinl les iit'iis (1(^ vos audaces : il vous siiriil do les avoir ost'cs. Mais, loiil li :ui(|uilloinonl, avoc une inlr(''|>idilt'' de coni) d'oMl cl une l'cnnch' de main qui resseml)lenl à celles du chirurgien, c'est à peu près ainsi. Monsieur, que vous débridez les plaies et que vous oj)érez les vices de uotre société... Je ne j)nis songer sans (|iiel([ne ("loniieinenl (jne l'on a souvent parle'' de vous comme d'un roniaru'ier bien « parisien », et d'un peintre attilri^ des <'lé- gances mondaines. Quelle erreur! et comment vous avait-on lu? Assurément, le « Parisianisme», puisqu'il faut l'appeler par son nom, ne fait pas défaut dans vos romans, et l'élégance y est d'autant plus exquise qu'elle y est moins affectée ! Mais, dans Peints par eux-niruirs^ quel taldeau vous nous donnez du monde; et, — supposé que les traits n'en soient pas un peu exagérés, — quelle vulgarité, quelle grossièreté d'appétits, quelle bassesse de sentiments, quelle j)erversion du sens moral s'y dissimulerait sous le vernis du luxe. Ah ! Monsieur, Vous n'en épargnez point, et chacun a son tour; y compris même les gens de lettres, en la per- DE M. PAIL IIERVIEU 303 sonne de ce romancier « populaire », qui c'crit si drôlement à son frère, le peintre à la mode : « Quant à mon travail, je ])oursuis mon roman sur les caissiers. Garriard dit déjà que ça va être épatant. Il m'a d'ailleurs lui-même donné quelques bons détails sur des coups que le second mari de sa mère a faits avant de filer en Belgique. » Ce Garriard n'est-il pas admirable. Il y a encore M"* Vanaut de Floches, et sa lettre à son mari, M. Vanaut de Floches, maréchal des logis de dragons en service de réserve à Mortagne : « Je vous pré- viens, — lui écrit-elle en lui annonçant l'arrivée du baron Munstein et de sa fille au château de Pontarmé, — je vous préviens que je renonce a faire aucune espèce de frais pour ces Munstein. Du reste, c'est facile de voir qu'on ne peut comp- ter devant leurs millions que quand on commence à avoir trente-deux quartiers de noblesse. Eh bien! ils verront ce qu'ils compteront devant moi! D'autant qu'il nie semble qu'ils ne nous serviraient à rien. Enlin, vous médirez pourtant votre opinion là-dessus. >> C'est le grand avantage de la forme épistolaire que, comme le promettait le titre de votre roman, vos personnages se chargent de s'y peindre eux-mêmes : et, cette forme, je ne crois pas. Monsieur, qu'on l'ait jamais mieux maniée que vous, avec plus de naturelle aisance. Je ne crois pas, dans une intrigue où concourent une ^Qi ui;i'()Nsi'; M Discoi us m: ni:(.i;i'ri()N (loii/aiiic t!i' |)iM'S()iiii;ij2:<'s, (iiTon les ail ('•coiilt's |)liis (locilciiiciil |i;irl('i', ni (pic Idii ail su coiisci- M'v |)liis lidclcincnl à cliacim le laiij^ajic, lo slylc, je (lirais VDlonlicrs Torlliogi-aplio de sa comlilion. h]llo osl plus corrccle ([uc hnir condnilo, cl leur « écriture » vaut mieux <|uc leurs seuliinenls. Mais je no veux pas a|)puyer sur ce |ioiiil... Uacouler, après vous, celte iuli'ii;ue ou ce drauic, ce sérail <-i la fois vous trahir cl m'exposer moi- même à la plus désavantageuse des comparaisons. Ce serait courir aussi le i-isr|ue de donner de Peints par en.£-?}in}ie,s une iuipr-cssion qui ne serait pas entièrement conforme à la vérité. Je veux dire que tous ces sujets un peu hardis, qui sont la matière hahiluelle du roman de mceurs ou de la tragédie domestique, — et qui lélaient déjà du temps de« Atrides et des Labdacides, — on les fait paraître immoraux, dès qu'on essaye de les résumer ou de les réduire au fait divers qui leur sert de sup- port. Si l'on y réduisait l'histoire de Mo/isiciir de Camors ou de Jiiiia de Trécœiir^ et que l'on com- mençât par les transcrire pour cela dans le style de la Gazette des Tribunaux, ne serait-ce j)as outrager la mémoire de celui qui fut peut-être le plus noble de nos romanciers contemporains? et ne serait-ce pas faire preuve de quelque étroitesse d'esprit? Je ne raconterai donc pas, après vous, la criminelle et douloureuse aventure de M"'' de Tré- DE M. PAUL HERVIEU 305 meiir et de M. Le Hingle. Si quelqu'un ici Tigno- rait, qu'il la lise! Qu'il y reconnaisse, dans un sujet difficile a traiter entre tous, je ne dis pas seulement la tenue littéraire, je dis, et je n'exa- gère point, la gravité du style ! Qu'il y admire cette pleine possession de vous-mcmc qui est encore l'un des caractères de votre talent ! et, bien loin de m'en vouloir, qu'au contraire il me soit obligé, en n'en disant pas plus long, de ne lui avoir pas envié la surprise de son plaisir. Ce que l'on pourra seulement se demander, Mon- sieur, c'est vraiment si le monde ressemble à l'image que vous nous en tracez. Oh ! vous vous y connaissez certainement mieux que moi! C'est pourquoi, quand vous m'assurez, par la plume de l'un de vos personnages, (jue « l'utilit»^ d'un salon n'est que d'être inutile » ; qu'il n'y faul voir qu'un lieu « par*' pour de perpétuelles parades, oij tous les actes sont oisifs et toutes les paroles conve- nues » ; et qu'enfin le triomphe de l'art y est « de dissimuler ses besoins, de maquiller ses laideurs, de voiler ses vices, de réprimer ses vertus, de feindre par le visage et de mentir pour causer », je vous en crois. Monsieur, c'est-à-dire pour autant que vous r^'pondiez des boutades de votre Guy Marfaux. Je vous entends, et je ne m'attends point à une berquinade. Et quand son frère, Cyprien Marfaux, le bohème et le romancier « populaire », 20 306 ni:i'H.\si'; \\ uiscdi us dio iti';<;i;i'ii(».\ lui (l(MHaiule l;i- favo- rable. Mais ces habits de couleurs ne recouvrent- ils toujours que des comédiens? Entre deux figui'es de cotillon, si l'on n'a peut-être pas le loisir d'agi- ter de très hauts problèmes, est-ce qu'il n'y a pas quelquefois, dans un bal, des gens qui ne danse- raient point? Est-ce que même, de danser, cela nous empêcherait, — le matin, [)ar exemple, — de penser à autre chose? d'avoir d'autres qualités que celles qui servent dans le monde? et pour- quoi pas, au besoin, des vertus ? Honoré de Balzac, lorsqu'on lui posait de semblables questions, y répondait en énura-rant ce qu'il avait clairsemi' de vertus parmi les héroïnes de sa Comédie Immaine. Si vous vouliez faire à votre tour une pareille énunieration, ne serait-elle pas un peu brève? et DE M. PAUL IIERVIEU 30* si la plupart de vos mondains n'ont que de petites âmes, des âmes falotes et méprisables, devons- nous donc entendre. Monsieur, qu'à votre sens le « monde » serait ainsi fait que, sous sa « perpé- tuelle parade », on ne saurait y découvrir quoi que ce soit de sain, d'honnête et d'innocent? Non, sans doute, Monsieur, ce n'est pas ce que vous avez voulu dire, ou nous suggérer. Mais, de vos « mondains » il vous a plu, comme c'était votre droit, de ne retenir, pour uniquement le peindre, que ce qu'il y avait en eux de «mon- dain ». Vous en faisiez à l'instant la remarque, en nous parlant de l'emploi des vicomtes et des baronnes dans le théâtre ou dans le roman : de môme qu'Edouard Pailleron, — et nos classiques avant lui, — vous avez en besoin de «types dont le naturel ne fût pas influencé par les spécialités d'une profession » ; et c'est pour ce motif que, comme lui, vous avez titré vos mondains. Le titre, aux mondains du théâtre ou du roman, est un certificat, non d'origine, mais de condition. Nous sommes avertis par lui de ne voir en eux qu'eux- mêmes et de les tenir, pendant toute la durée de notre lecture ou de la représentation, pour sous- traits aux exigences et aux nécessités de toute autre profession. Ou encore, Monsieur, vos «mon- dains » ne sont pour vous que la représentation de leur milieu ; ce n'est pas eux, c'est leur mi- 308 nKiMiNsp; m niscoriis m; rkcepiion lieu que vou-; avez voulu leur fain^ peiudre; vous les av(V, (loue voulus dépouillés, il(''l)arrassés, ('•pures de tous les caractères (jui n*^ seraient pas eu eux un aspect de leur vie uiondaiiu'. Et la grande raison (|ue vous en ave/ (»ue, c'est (ju'à mesure que vous ave/ étudié le luoiule vous ue vous êtes j)lus coulenlé {Vri) élrc l'obscrNaleur et le peintre iudiiïéreut ou désintéressé, le psycho- logue attentif et curieux, mais vous vous en êtes senti devenir le juge ; et un moraliste s'esl éveillé ou réveillé eu vous : j'ai j)resque envie de dire un sociologue. Nous devons rAr/untia-c h cette évolution et à ce nouveau progrès de votre talent. C'était l'amour qui faisait encore le sujet de Pc'nils par ni.i-nirnics ; — l'amour... et tout ce qui se déguise ordinaire- ment, sous son nom, de commerces assez peu délicats. Mais en étudiant le monde, vous avez cru vous apercevoir, qu'eu tiépit de l'esthétique habituelle du roman, ce n'était pas ou ce n'était plus aujourd'hui l'amour, ni ses contrel'açons, qui formaient le vrai lien de l'association mondaine. Bon cela! du temps de Cléopâtre,et duGrand Cyrus, et de l'idéale bergère Astrée! Mais l'amour, ou la galanterie, ne sont plus aujourd'hui que le pré- texte ou le décor de l'association mondaine, et c'est l'argent, si nous vous en croyons, qui en ferait le ressort intérieur, la force et la solidité. DE y.. PAUL HERVIEL" 309 L'argent, voilà Tiilole à qui le monde rendrait son culte ! Et, pour nous montrer les ce'rémonies et la raison de ce culte, vous écriviez le très beau roman, dont cette idée est elle-mêrne Tarmature, oii Ton retrouve toutes les qualités à^Peuits par eux-mêmes^ et. jointes à elles, d'autres qualités, plus fortes, qui communiquaient à votre œuvre antérieure une signification nouvelle. Le récit commençait par le compte rendu, dans le somptueux hôtel du baron Satire, d'une repré- seniation mondaine. On jouait ce soir- là une pas- torale en vers, dont« l'originalité, nous dites-vous, était l'impossibilité de comprendre en quoi con- sistait son action»; et cela même en faisait le charme. « L'auteur était un homme du monde qui, pour plus de correction, ne voulait pas être nommé, se contentant de savoir qu'il était unani- mement deviné. Et d'ailleurs on lui pardonnait de s'amuser si laborieusement à de la poésie, parce que l'on avait l'assurance que, du moins, rien de ses à-propos rimes ni de ses saynètes de si bon ton n'irait trainer en dehors des salons de premier ordre, de quelques ambassades, ou des cercles les plus fermés. » Mais, si l'on reconnaissait là, dès le début du récit, les traits de votre ironie cou- tumière, l'action s'engageait promptement, — une action dont l'auteur n'était plus un « homme du monde »! — et on ne tardait pas à voir que, .'tio UKi'oNSi'. At] nisdorus di-; rkcrption si vous {)laisaiilicz, e(^ ir('lail plus, Monsieur, pour If [)laisir un peu vain de rii'o, ot que, si vous i"raj)pic/, ce irélail pas |)()iii' le plaisir cruel de ("aire admirer votre adresse. Vous aviez votre objet et vous y tendiez, l ne émotion, une indi^nalion contenue vous animait ([uand vous dénonciez les ridicules ou les ci'imes de vos personnages. Point dedéclanuitions d'ailleurs ni dej^randsg'esles ! Votre sang-froid ne vous abandonnait pas. Vous obser- viez et vous constatiez : vous expliquiez aussi. « Pour soutenir la famille, nous disiez-vous, pour contenir la société, pour f(Hirnir à lout ce beau monde la tenue que vous lui voyez, il y a une ar- mature en métal qui est faite de son argent. Cette armature est plus ou moins dissimulée, ordinai- rement tout à fait invisible, mais c'est elle qui empêche la dislocation quand surviennent les accrocs, les secousses, les tempêtes imprévues, quand l'étoffe du sentiment se déchire et que se fend la devanture des devoirs et des grands prin- cipes... C'est elle qui reste en permanence pour maintenir scrupuleusement la forme et l'apparence des foyers domestiques, et pour recevoir les répara- tions dont la façade mondaine a besoin. » Vous vous appliquiez à nous le faire voir. Vous trouviez, pour le montrer, des scènes d'une singulière vigueui'. Votre conclusion vous ramenait à votre point de départ. L'action se dénouait, presque aussi sim- Dt: M, PAUL IIERVIEU 311 plemenl qu'elle avait commencé. Sous nos yeux, par des moyens si naturels qu'on inclinait à les approuver, la coalition des intérêts refaisait ce que le heurt tumultueux des passions avait iailli détruire, et, pour la plupart de vos personnages, l'existence reprenait son cours, « qu'une explosion de nature n'avait fait que déranger » ! Je cite vos propres expressions. C'est le dernier mot de r Armature ; et certes il n'est pas consolant, mais n'est-ce pas en cela même qu'il est d'un « mo- raliste »? Les moralistes, en général, ne sont pas consolants. Au moins ne faut-il pas les prendre tous pour des pessimistes, et votre théâtre en est la preuve: les Paroles restent, mais surtout les Tenailles et la Loi de rhomnie. C'est toujours une redoutable épreuve que de hasarder au théâtre une réputation conquise par le livre, etd'illustres romanciers, — tels : Balzac et Flaubert, — ne se sont pas très bien trouv('s d'en avoir tenté l'aventure. On aurait pu le prévoir pour eux et les en détourner. On leur eût dit que ni l'art de combiner savamment une intrigue, ni la vérité de l'observation, ni l'éclat ou l'individualité du style, ne suffisent à faire un auteur dramatique. Il y faut de plus. Monsieur, ce qu'entre vous autres, auteurs dramatiques, vous appelez le ? La mort tdle-môme, souvent, n'en est pas une! A plus forte raison, le dénouement imaginé, selon le besoin qu'il en a,parrauteurdramatique ou par le roman- cier ! Les Idées de Madame Aubraii n'expriment que les idées personnelles d'Alexandre Dumas, et tout ce Q^w^'i^xQMSQwXles Faux Ménages^ c'est qu'Edouard Pailleron ne partage pas les idées de Dumas et de jyjme A^i^iiiray. Pareillement, Monsieur, tout ce que vous avez prouvé dans les Tenailles^ c'est qu'il y a de mauvais mariages ; et, vousdirai-jela « conclu- sion » qui ressort pour moi àa la Loi de rfiomme? C'est qu'une loi n'est pas si mauvaise quand il suffit de l'invoquer, et de l'appliquer, pour sauve- garder, comme dans votre pièce, aux dépens d'une rancune de femme, l'honneur d'une autre femme, la vie de deux hommes et le bonheur de deux enfants? Autant dire que j'ai le regret de ne par- tager votre opinion ni sur les vices de l'institution 'M\- lU'I'ONSi-: M) iHscoi its hi'] m'CKi-rioN (lu mariage, ni sur le réniiiiisme, ni sur lludivi- dualismo. Si le uiariago n'est pas indissoiiihlo, je vois à jM'iuc (jU(;l en sorail rohjel. J'ai (railleurs toujours cru qu'on ne l'avail iu veillé (juedansi'inh''- rrl, (le la Icnime. La loi de riiouime est une })récau- tion que l'homme a prise contre sa propre incons- lancc... Et nous sommes tous de pauvres ("'Ires! hommes et femmes, qui ne vivrions pas un d(Mni- (|uart d'heure d'accord si chacun de nous, en toute circonstance, revendiquait impiloyablement la lolalih'î de ce ([u'il appelle son droit. SiiniDitini jus, summaiiijiirift. Vous, Monsieur, qui nous avez si bien montré ce que celle revendication avait de lyraniiique lorsque c'est le mari qui s'en autorise, comment n'avez-vous pas vu qu'elle n'a rien de moins inhumain quand c'est notre femme qui pré- tend l'exercer? Et, si la Loi de la femme se substi- tuait à la Loi de lliomme^ que croyez-vous qu'il y eût de changé dans le monde? Mais, quel que soit l'intérêt de ces questions, — qu'on ne saurait résoudre en trois temps ni peut- être en trois actes, — la valeur des Tenailles et de la Loi de F homme ne dépend sans doute pas de la contrariété ou de la conformité de nos opi- nions respectives... Vous rappelez-vous le phar- macien Ilomais, d'immortelle mémoire, qui, «tout en blâmant les idées d'Athalie, en admirait le style »? Et rien ne semblait plus ridicule à Flau- \ t»Ë M. PAL'L itEUVlEU 3lB bert. Cependant il avait beau rire, c'était ce qu'il faisait lui-même, aussi souvent qu'il parlait de George Sand, par exemple, et de Victor Hugo : il " blâmait les idées, mais il admirait le style » ; sa correspondance est là qui nous le prouve ; et, le moyen de faire autrement, si l'impartialité cri- tique ne commence qu'avec ce genre de distinc- tions ? Ce que je ne suis donc nullement empêché d'admirer et de louer dans /es Tenailles ou dans 1(1 Loi (le riiomme^ c'est. Monsieur, un retour du drame à la tradition classique; et, — sous une forme nouvelle, adaptée par le romancier de r Annal lire aux exigences de son temps, — c'est une renaissance de la tragédie. On a longtemps confondu la tragédie classique avec ce qui n'en est que le cadre, ou le costume; et je ne jurerais pas que, pour beaucoup de gens, elle ne consiste, encore aujourd'hui, dans l'application de la r'-gl;' des trois unités à des sujets babyloniens, grecs, romains, — et sanglants. Il n'y a pas de méprise plus étrange ! Mais une action simple, et « char- gée de peu de matière», comme on disait jadis, une action directe et rapide, qui ne se laisse détour- ner ou distraire de son but par aucun épisode inutile, ou seulement agréable; — mais une suc- cession de scènes qui s'enchaînent sous la loi d'une logique intérieure, ou plutôt qui se de- 310 I!i:p()nsk Al' mscoi lis di; uKcr.piioN duisonl, (|iii s'i'n^ciKlroiil les unes des aulros, qui se « coiidilionneiil ». cl (|iii se comni.indent ; — mais une qualité d(^ slylr (jiii ir.ulinel ni le mélange lies tons, ni rinlcrvention de la personne de lan- leur dans son cruvre, ni la rage ([u'il a li'op sou- vent de briller aux (l<''j)ens de son sujet, si ce sont l;i quel(jues-uns des traits essentiels, et profonds, de la tragédie classique, la Loi 'le F/uininit' et /rs- Truailh's sont vraimeni des h'agédies. Oui, s'il y a quelque chose de tragique dans le théâtre con- temporain, ce sont ces volontés qui se débattent sous l'étreinte de la loi sociale ! Tout(^ la dille- rence est qu'au lieu de reléguer l'anHijuc fatalité à l'arrière-plan du drame, vous l'avez l'approchée de nous, en lui donnant le (^ode pour organe. Mais c'est elle, c'est bien elle; nous la reconnais- sons à son masque glacé, dans le dénouement des Tenailles comme dans celui de la Loi de l'iwituiifi ! Elle y préside, impassible et muette. Ni les calculs de I^obert Fergan, ni les révolles de Laure do I^aguais ne peuvent rien contre elle. Il faut qu'ils plient, dussent-ils en mourir! et, ce qui achève la sévère beauté de la catastrophe, s'ils en mouraient, ils ne sei'aient pas plus complète- ment effacés du nombre des vivants qu'ils ne le sont, et pour toujours, par cette démission de toutes leurs volontés. " Vous êtes une coupable et je suis un innocent ", dit Robert Fergan à sa DE M. PAUL IIERVIEU 317 femme, et elle lui répond : « Nous sommes deux malheureux. Au fond du malheur il n'y a plus que des égaux. » C'est la capitulation du déses- poir; et, — je ne vous le demande plus à vous, Monsieur, mais à ceux qui mécoutent, — y a-t-il rien de plus fort en sa simplicité, ni qui nous rende mieux l'accent de la tragédie. Avec et par ces qualités, il n'est pas étonnant que ces deux pièces aient opéré, si je ne me trompe, dans l'histoire de notre théâtre contemporain, une espèce de révolution. Sans doute on vous avait préparé les voies, et, — sans parler des vivants, — vous-même, qui les avez comme moi connus et admirés l'un et l'autre, vous ne me pardonneriez pas si j'oubliais de rappeler ici le nom d'Henri Becque el celui d'Alexandre Dumas. Ni l'un ni l'autre toutefois n'avait entièrement affranchi le drame de la formule où il persistait à s'emprison- ner depuis un demi-siècle. Sous le prétexte spé- cieux que le théâtre est une imitation de la vie, et que, dans la réalité de la vie, le tragique et le comique ne sont séparés l'un de l'autre que par l'intervalle d'une minute ou l'épaisseur d'une cloison, — ce qui est d'ailleurs absolument faux, — on continuait de les mêler ou de les enchevêtrer dans une même intrigue; de faire «contraster» les scènes ; et ainsi de donner alternativement, ou quelquefois ensemble, à rire et à pleurer. Denise, 318 Ri';poNSE AT niscorns dk hi';ception rEtrangt'fc^ Fi-dncillon, sont coik^uos dans ce sys- tème, cl il no me paraît pas (jiio les Corhrax.r en soient tout à fait dégag('>s. (^cpcndanl, (liin autre cùti', les Iculalives du 'riiéàti-c-l.iln-e, — et ce que j'en dis n'est pas pour mécounaiire ou rabaisser l'intérêt de qu(dques-unes d'entreelles, — n'avaient qu'à moitié réussi. C'est sur ces entrefaites, Mon- sieur, que les Ti'iKiillrs ont paru sur la scène de la (Comédie-Française, |)our èlre hienlot suivies de la Loi (le r homme. La manière dont la critique accueillait ces deux pièces eût sufli toute seule à nous en déclarer le sens et la portée. Vous hrisiez un ancien moule. Et on pouvait discuter le carac- tère de ces deux tragédies domestiques; on en pouvait contester la thèse ; on en pouvait attaquer les tendances! On n'en pouvait nier le grand elîet, ni de cet effet méconnaître la cause. Vous renversiez quelque chose, et vous mettiez quelque chose à la place de ce que vous renversiez. Ouoi que l'on put penser, au fond, des Tenailles et de la Loi de Vhomme, on était obligé d'avouer que la forme en était encore plus nouvelle. Révolution ou transformation, — car je ne voudrais pas que le mot dépassât ma pensée, ni qu'il fît trop de vio- lence à votre modestie, — vous vous étiez assuré l'honneur de marquer une « époque » dans l'histoire du théâtre contemporain. C'est un honneur qu'on ne vous contestera pas, et je ne sais s'il y a des 1 DE M. PAUL HERVIEI 319 litres [Ans académiques, je ne le crois pas, mais il me parait bien qu'un auteur dramatique n'en sau- rait produire ni souhaiter de plus glorieux. Nous espérons, Monsieur, nous comptons qu"à tous ces titres vous en ajouterez beaucoup d'autres encore, et nous sommes impatients de les enre- gistrer. Est-ce que déjà cette heureuse fortune ne vous est pas réservée, — sur la scène de la Comé- die-Française relevée de ses ruines et rendue à son public universel, — d'inaugurer prochai- nement le théâtre du xx' siècle? Vous rempor- terez sans doute une nouvelle victoire, et nous en réclamerons orgueilleusement notre part. Votre succès sera le nôtre. Nous nous ferons peut-être l'illusion d'y avoir aidé! Vous nous le permettrez, Monsieur, car vous ne verrez là (ju'une preuve nouvelle des sentiments de haute estime et de confraternité littéraire avec lesquels nous vous invitons à occuper aujourd'hui parmi nous la place qui vous attendait. Il faut pardon- ner aux très vieilles personnes ces airs d'affec- tueuse protection... Soyez, Monsieur, le bienvenu ! Et, eu dépit de l'usage, que « la vieille personne » m'excuse et me pardonne, à son tour, s'il ne m'est pas possible, en achevant ce compliment, de cacher le grand plaisir que j'éprouve davoir été choisi, par le sort, pour vous l'adresser. XIV DISCOURS POUR LA DISTRIBUTION DES PRIX DE L'ORPHELINAT DU VÉSINET (Œuvre des Alsaciens-Lorrains) i" juillet 1900 21 p Mes Chères Enfans, Avez-vous peut-être entendu parler d'un grand prédicateur qui s'appelait Massillon? Bossuet, l'évêque de Meaux, et Bourdaloue, de la Compagnie de Jésus, que vous connaissez bien aussi tous les deux, l'avaient précédé dans la chaire chrétienne. Quand il eut l'ambition d'y monter à son tour, je ne vous dirai point que l'on s'en étonna. — il était prêtre et c'était son devoir de prêcher la parole de Dieu ; — mais on lui demanda, un peu malicieu- sement, s'il se llaltait d'égaler le célèbre jésuite ou le grand évêque, et comment il comptait s'y prendre pour cela. « Je prêcherai autrement », répondit-il ; et en effet il prêcha autrement, mes enfants, il prêcha môme tout autrement, mais il prêcha moins bien ; et c'est pourquoi son exemple à nous tous qui parlons, doit nous servir d'une mé- morable leçon. D'autres ici m'ont précédé, des 3:24 DISCOURS POUR LA DISTRIliUTlON DKS PIUX historiens, des orateurs, des poètes, el bien loin de vouloir vous les faire oublier, mon unique désir ne serait au contraire que de vous les rap- j)el(M'. Non seulement je n'essaierai pas de vous parler autrement qu'eux, puisque leur parole a trouvé le chemin de vos coMirs, mais je ne vous parlerai pas d'autre chose qu'eux, parce qu'il y a des choses dont vous ne vous lassez pas, je le sais, d'entendre parler. Si vous vous lassiez d'entendre ' parler de religion, de patrie, de charité, c'est qu'on vous en aurait mal parlé. Mais pour en bien })ar- 1er vous savez aussi, mes enfants, qu'il suffit d'en parler, comme l'on dit, avec son cœur, ou plutôt il nous suffit de nous pencher attentive- ment vers vous pour écouter ce que chacune de vous en pense dans son cœur, et toute notre mis- sion, dans un jour comme celui-ci, n'est que de j prêter à ce murmure intérieur l'éclat et le reten- tissement des paroles sonores. « Sans l'amour, a dit l'apôtre, je ne suis qu'un airain sonore et une cymbale retentissante », mais il n'a pas dit que quand on avait l'amour on dût craindre de l'expri- mer par des mots aussi retentissans que cet amour est lui-même profond, ni que, pour célébrer les choses vraiment grandes, on dût avoir peur d'élever un peu la voix. Et comment ici, dans cette maison, mes chères enfans, comment nous en défendrions-nous, DE L ORPHELINAT DU VÉSINET 325 (jiiand nous songeons rien qu'à vous voir à tout ce que vous représentez pour nous? Vous ne savez peut-être pas ce que c'est qu'un '< symbole », et c'est ce qui m'enhardirait à vous (lire que vous en êtes un, et l'un des plus élo- quents qu'il puisse y avoir pour des Français. Ne 1 avez-vous pas deviné, toutes petites encore, quand vous avez vu se poser et se fixer sur vous des yeux où la joie qu'inspirent toujours les grâces de la jeunesse s'obscurcissait de je ne sais quelle pitié grave et quelle tristesse méditative ? Mais vous savez du moins, mes chères enfans, vous savez ce que c'est que le souvenir, vous savez ce que c'est que le regret, vous savez ce que c'est que l'espérance ; et nous, ce qui nous émeut quand nous vous regardons, filles d'Alsace et de Lor- raine, c'est que vous êtes à la fois pour nous l'espé- rance, le regret et le souvenir. Vous êtes le souvenir! Gela veut dire qu'à ceux même d'entre nous qui, comme moi, n'ont jamais foulé le sol de vos belles et glorieuses provinces, qui sont nés bien loin d'elles, vous rappelez les époques les plus célébrées de notre commune histoire. Aux seuls noms d'Alsace et de Lorraine, nous tressaillons et nous songeons de Jeanne d'Arc, deTureiine et de Kléber. C'est de là qu'elle est sortie, la vierge guerrière et pieuse, la vierge « Sainte », en qui s'est incarnée pour les étrangers 326 DISCOIRS POUR LA DISTHlItUTlON HRS PRIX comme pour nous, pour l'Anglais, rAIIemand, pour le Russe, pour l'Américain, l'idée morne du patriotisme. Ce ([u'il y eut de divin dans la mis- sion de « la bonne Lorraine » nul, mes enfans, ne l'a mienx vu ni mieux dit (ju'un Russe, le général DragomirofT; et, dans Thumble bergère qui n'abandonna ses moutons (jue « pour sau- ver le royaume de France », ce qu'il y avait de Français, nul ne l'a mieux loué qu'un autre évêque, venu tout exprès pour cela d'Amérique, M^"" Ireland ! C'est encore là, aux portes de l'Alsace, après une série de victoires qu'allait compléter un dernier triomphe, c'est là, pourvous défendre, que Turenne est tombé, face à l'ennemi, Turenne, le grand capitaine, l'homine de guerre qui mêla sans doute aux nécessités inséparables de son héroïque métier le plus d'humanité, et aux dures exi- gences de la discipline le plus d'amour du soldat. C'est là encore qu'est né Kléber, l'un des héros de l'épopée révolutionnaire, de ceux dont la bra- voure étonna le monde, et, tandis que chez nous la Révolution se divisait contre elle-même, l'un de ceux qui ne travaillèrent au dehors, et jusqu'en Egypte, qu'à répandre, à propager et à mettre en pratique son rêve de justice et d'égalité. Chères enfans, toutes ces gloires, les bonnes Sœurs de Saint-Charles vous les ont rendues familières, et de cette familiarité même vous avez DE l'oKPHELINAT DU VÉSINET 327 appris ce que c'est que la patrie. Conservez-en précieusement le culte! « Heureux, a dit quel- qu'un, les peuples qui n'ont pas d'histoire! » Ne l'en croyez jamais! C'est le contraire qu'il faut dire. Les peuples qui n'ont pas d'histoire ne sont pas des nations. Mais vous, vous avez une histoire, et parce que vous en avez une, c'est pour cela qu'en vous, représentées par vous, et quoique l'on puisse faire pour vous séparer de nous, l'Alsace et la Lorraine continueront de vivre immortellement parmi nous. Vous êtes le souvenir! Hélas ! pourquoi faut-il que vous soyez aussi le regret ! Vous ne le savez pas, vous ne pouvez pas le savoir ! Mais nous qui le savons, nous devons vous le dire. 11 y a de cela trente ou quarante ans, mesenfans, nous habitions une autre France ! une France qui ne souffrait pas, comme on disait alors, « qu'il se tirât sans sa permission un seul coup de canon dans le monde », une France qui n'avait besoin de l'autorisation de personne pour élever la voix dans les conseils où. se débattent les intérêts du monde, une France qui, dans le grand combat que se livrent éternellement la justice et la force, n'hésitait jamais à porter sa force tout entière du côté de la justice. Que s'est-il donc passé depuis lors? Ce qui se passe, mes enfans, — et puissiez- vous n'en faire jamais l'épreuve, — quand on 328 DISCOURS POIR LA DISTRMirTlON DES PRIX enlève un do ses cnfans à une mère do famille, (Jiiolqno satisfaclion, quelque orgueil maternel qu'elle lire de ceux qui lui restent, ([uelque joie que leurs succès lui procurent, de (jucique attention diligente et attentive qu'ils l'entourent eux-mêmes, le plus aimé, c'est toujours celui qu'on lui a pris. Elle ne veut pas (ju'onla console de l'avoir perdu. Elle continue de vivre, et de luire son devoir, tout son devoir, plus que son devoir, et, quand il le faut, on la voit qui s'impose de sourire parmi ses larmes. Mais la nature est la plus forte, et, dans ce cuiur de mère, il y a quelque chose de brisé. Le mal- heur qui l'a frappée, dont elle-même, en sa stu- peur, n'avait d'ahord mesuré ni l'étendue, ni la profondeur, l'a touchée dans le principe de sa force. Elle essaie vainement de se reconquérir, mais chaque effort qu'elle fait, en augmentant en elle le sentiment de son impuissance, y renouvelle du même coup l'amertume de ses regrets. C'est ainsi, mes enfans, qu'en vous perdant jadis, long- temps, bien longtemps avant que vous eussiez môme vu le jour, la France n a pas perdu seule- ment une partie d'elle-même, mais quelque chose de plus intérieur ou de plus essentiel. Au lende- main de cette année terrible dont vous avez entendu plus d'une fois parler, la France, notre mère commune, ne s'est pas trouvée diminuée ou muti- lée seulement, elle s'est trouvée une autre France ! DE L ORPHELINAT DU VÉSINET 329 On la plaignait, on la respectait, on pouvait même I envier encore : on ne l'écoutait plus ! Votre voix lui manquait pour se faire entendre. Elle lui manque toujours. Si peut-être elle ne s'en était pas dabord aperçue, voilà trente ans maintenant qu'elle s'en aperçoit tous les jours davantage, et jamais avec plus d'évidence ni de tristesse que quand nous voyons, comme ici, quelques-unes de vous rassemblées. Vous êtes l'inconsolable regret ! Mais vous êtes aussi l'espérance! et vous la serez aussi longtemps que votre vue éveillera parmi nous ces regrets et ces souvenirs : « Aidons- nous, le ciel nous aidera » : l'histoire a ses vicis- situdes ; la fortune a ses retours ; la Providence a son secret I Notre patrie française a connu des heures plus sombres. Vous, mes enfants, rien qu'en mêlant la tristesse de votre présence à nos joies souvent trop faciles, vous nous avez déjà rendu ce grand service de nous empêcher d'oublier. Sans vous, et sans tout ce que vous nous rappelez, nous serions peut-être une France moins unie. C'est bien peu de chose qu'un nœud de ruban ou de velours, et c'est bien peu de chose aussi qu'un mètre et cinquante centimètres de calicot ou de soie bleue, blanche et rouge. Et cependant, oij nous voyons flotter le drapeau tricolore, nous reconnaissons toute la France ! Et pareillement :VM) lUSCOlRS POL'K LA DISIKIIUI l'ION DES l'UIX ce qu'évoque ce nœud de ruhau, c'est l'iniage même de la patrie, de la «'petite», comme on l'appelle parfois, et de la «(ji^rande » (|u'il rattache, pour ainsi dire, et (iiiil unit indissolublement l'une à l'autre. Dans le plus humble village de nos provinces les plus reculées, au fond de la Bretagne ou dans les sapinières des Landes, vous ne trouverez pas une de vos sœurs qui n'en sache la signification. Vous ne nous avez pas empochés seulement d'oublier. Vous nous avez empêchés de nous décourager. Quand nous en avons été tentés, le muet reproche de votre costume national a suffi pour nous rendre honteux de notre décourage- ment. Ce sont surtout les nations dont il est vrai de dire « qu'elles ne meurent que de ne vouloir plus vivre » ! Mais vous vivez et vous voulez vivre ! Votre présence parmi nous suffit à nous en avertir. Nous nous rendons compte, en vous voyant, que la fidélité de la France pour l'Alsace- Lorraine est quelque chose de plus qu'un retour ou un paiement de la fidélité de l' Alsace-Lorraine pour la France, c'est une question de dignité, d'honneur, d'existence même. Une France qui vous abandonnerait s'abandonnerait elle-même, ne serait plus la France. Et puisque, pour l'em- pêcher de vous abandonner, vous n'avez vous- mêmes qu'à rester de fidèles Alsaciennes et de bonnes Lorraines, ce qui ne vous sera sans doute DE L ORPHELINAT DU VÉSINET 331 pas diflicile, c'est en cela, mes chères enfans, que vous êtes l'espérance. J'aurais peut-être pu vous donner d'autres con- seils, qui eussent paru, qu'on eût jugés plus appropriés à vos âges et au caractère de cette cérémonie. Quelques-unes de vous vont entrer, comme on dit, dans la vie : j'aurais pu les engager à ne jamais oublier la maison qu'elles quitteront demain. Il y a de jolies choses à dire, il y en a de belles, il y en a surtout d'utiles et de vraies sur la reconnaissance que nous devons tous à nos maîtres. Il y en aurait d'autres à développer sur le bien que chacun de nous peut faire autour de lui, dans quelque condition que l'ait placé le sort, et rien qu'en s'acquittant consciencieusement de son devoir. «Consciencieusement», méditez ce mot! Méditez aussi celui-ci que l'un de mes amis, il s'appelait Victor Cherbuliez, aimait à répéter : « Quiconque en ce monde s'acquitte supérieure- ment de sa besogne est un homme supérieur. » Le mot n'est pas moins vrai des femmes que des hommes. Je ne sais pas si, comme vous l'avez lu dans les ro?ites, on a vu souvent des rois épouser des bergères. Entre nous, je ne le crois pas! Mais, puisque des esclaves, puisque des servantes sont devenues des saintes, ce que je crois, ce que je sais, mes enfans, c'est qu'il n'y a pas de profes- :VM DISCOURS POUR LA DISTRIIl^'rlO^ DKS PRIX sion, pour liiimhlo qu'elle soit, avec I.kjuoIIo toutes les vertus de la leuime ne puissent faire bon ménage. On vous la dit; je vous le répète; Texpérience vous le j)rouvera. C'est nous qui lai- sons nous-mèuies la dignité de nos occupations, elles valent ce qu(^ nous valons ; le cœur <'galise toutes les conditions. Et voilà justement pourquoi, mes chères enfants, invité par votre généreux pro- tecteur, le comte dHaussonville, à présider cette cérémonie, j'ai cru ne pouvoir mieux répondre à son appel et à ses intentions qu'en essayant de parler de mon mieux à vos cumrs. On m'a dit quelquefois, depuis tant d'années que je parle : « Prenez garde ! Vous parlez de trop haut ! Vos paroles passent par-dessus la tête de votre auditoire. » Et j'ai répondu : « Vous vous trompez : on ne parle jamais de trop haut. Qu'est- ce que c'est que parler de trop haut? » La pire insolence que puisse commettre un homme qui parle, c'est de vouloir proportionner son discours à la capacité de son auditoire. Le pauvre homme, ou plutôt le sot, le grand nigaud ! 11 se croit donc bien supérieur à ceux qui lui font l'honneur de l'écouter! C'est, mes enfans, ce que je ne croirai jamais! 11 y a dans un discours des mots, il y a des sentimens, et il y a des idées : si les idées sont justes, les sentimens honnêtes et les mots précis, il n'y a pas d'auditoire français qui ne puisse DE l'orphelinat DU VÉSINET 333 entendre les mots, vibrer aux sentimens, s'appro- prierlesidées.Qu'est-cedoncqiiand cet auditoire est, comme vous, petites filles d'Alsace et de Lorraine, trois fois français : par la naissance, par l'adop- tion et par l'affection singulière que nous vous portons? TABLE DES MATIERES I. — Discours de réception à l'Académie française (15 février 1894) 1 II. — Discours pour la Distribution des Prix du Lycée Lakanal (31 juillet 1894) 37 III. — Discours pour Tinauguration de la statue de Joachim du Bellay, à Ancenis (2 sep- tembre 1 894) 53 IV. — Discours pour l'inauguration du monument élevé à la mémoire de Claude Bernard, à Lyon (28 octobre i 894) 77 V. — Discours pour le centenaire d'Augustin .Thierry, à Blois (10 novembre 1895) 101 VI. — Discours en réponse au discours de réception de M. Henry Houssaye (12 décembre 1895). 127 VII. — Discours pour la Distribution des Prix du Collège Stanislas (31 juillet 1896) 157 VIII. — Discours pour le cinquantenaire des funé- railles de Chateaubriand (7 août 1898) 171 IX. — Discours pour la clôture annuelle de la Con- férence Saint-Paul (16 juin 1899) 199 >•)•)■ 336 TABLE DES MATIÈRES X. — Discours pour les Obsèciues de Victor Clier- buliez (4 juillet 18'.)9) zs.y XI. — Discours sur les Prix de Vertu (23 no- vembre 1899) 239 XII. — Discours pour la séance annuelle du Cercle des Flancs-Bourgeois {i 1 mars 1900) 271 XIII. — Réponse au discours de réception de M. Paul Hervieu (2! juin 11)00) 285 XIV. — Discours pour la Distribution des Prix de l'Orphelinat du Vésinet, Œuvre des Alsa- ciens-Lorrains (["'' juillet 1900) 321 Tours, imprimerie Deslis Frères. /* ^. ^ J 139 •2 B68 Brunetière, Ferdinand Discours académiques "^ i M PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY ;;.'-t S.cr\ JàJ,. 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